Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/66

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ainsi prosterné en esprit devant les desseins de Dieu : comme vous n’avez nulle fortune dans ce monde, il faut voir à quoi vous vous destinez : la demoiselle qui est morte n’avait-elle rien résolu pour vous ? Elle avait, lui dis-je, intention de me mettre chez une marchande. Fort bien, reprit-il, j’approuve ses vues ; sont-elles de votre goût ? Parlez franchement, il y a plusieurs choses qui peuvent vous convenir : j’ai, par exemple, une belle-sœur qui est une personne très raisonnable, fort à son aise, et qui vient de perdre une demoiselle qui était à son service, qu’elle aimait beaucoup, et à qui elle aurait fait du bien dans la suite ; si vous vouliez tenir sa place, je suis persuadé qu’elle vous prendrait avec plaisir.

Cette proposition me fit rougir. Hélas monsieur, lui dis-je, quoique je n’aie rien, et que je ne sache à qui je suis, il me semble que j’aimerais mieux mourir que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique ; et si j’avais mon père et ma mère, il y a toute apparence que j’en aurais moi-même, au lieu d’en servir à personne.

Je lui répondis cela d’une manière fort triste ; après quoi versant quelques larmes : Puisque je suis obligée de travailler pour vivre, ajoutai-je en sanglotant, je préfère le plus petit métier qu’il y ait, et le plus pénible, pourvu que je sois libre, à l’état dont vous me parlez, quand j’y devrais faire ma fortune. Eh ! mon enfant, me dit-il, tranquillisez-vous ; je vous loue de penser comme cela, c’est une marque que vous avez du cœur, et cette fierté-là est permise ; il ne faut pas la pousser trop loin, elle ne serait plus raisonnable : quelque conjecture avantageuse qu’on puisse faire de votre naissance, cela ne vous donne aucun état, et vous devez vous régler là-dessus : mais enfin nous suivrons les vues de cette amie que vous avez perdue ; il en coûtera davantage, c’est une pension qu’il faudra payer ; mais n’importe, dès aujourd’hui vous serez placée : je vais vous mener chez ma marchande de linge, et vous y serez la bienvenue : êtes-vous contente ? Oui, monsieur, lui dis-je, et jamais je n’oublierai vos bontés.