Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/68

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qu’une vertu qui fait le désespoir de celui sur qui elle tombe ! Est-ce qu’on est charitable à cause qu’on fait des œuvres de charité ? Il s’en faut bien. Quand vous venez vous appesantir sur le détail de mes maux, dirais-je à ces gens-là ; quand vous venez me confronter avec toute ma misère, et que le cérémonial de vos questions, ou plutôt de l’interrogatoire dont vous m’accablez marche devant les secours que vous me donnez, voilà ce que vous appelez faire une œuvre de charité ? Et moi je dis que c’est une œuvre brutale et haïssable, œuvre de métier et non de sentiment.

J’ai fini ; que ceux qui ont besoin de leçons là-dessus profitent de celle que je leur donne ; elle vient de bonne part, car je leur parle d’après mon expérience.

Je me suis laissée dans le carrosse avec mon homme pour aller chez la marchande : je me souviens qu’il me questionnait beaucoup dans le chemin, et que je lui répondais d’un ton bas et douloureux ; je n’osais me remuer, je ne tenais presque point de place, et j’avais le cœur mort.

Cependant, malgré l’anéantissement où je me sentais, j’étais étonnée des choses dont il m’entretenait : je trouvais sa conversation singulière ; il me semblait que mon homme se mitigeait, qu’il était plus flatteur que zélé, plus généreux que charitable ; il me paraissait tout changé.

Je vous trouve bien gênée avec moi, me disait-il ; je ne veux point vous voir dans cette contrainte-là, ma chère fille : vous me haïriez bientôt, quoique je ne vous veuille que du bien. Notre conversation avec ce religieux vous a rendue triste : le zèle de ces gens-là n’est pas consolant ; il est dur, et il faut faire comme eux : mais moi, j’ai naturellement le cœur bon ; ainsi vous pouvez me regarder comme votre ami, comme un homme qui s’intéresse à vous de tout son cœur, et qui veut avoir votre confiance, entendez-vous ? Je me retiens le privilège de vous donner quelques conseils, mais je ne prétends pas qu’ils vous effarouchent. Je vous dirai, par exemple, que vous êtes jeune et jolie, et que ces deux belles qualités vont vous exposer aux poursuites du premier étourdi qui vous verra, et que vous feriez mal de