Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/69

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l’écouter, parce que cela ne vous mènerait à rien, et ne mérite pas votre attention ; c’est à votre fortune qu’il faut que vous la donniez, et à tout ce qui pourra l’avancer. Je sais bien qu’à votre âge on est charmée de plaire, et vous plairez même sans y tâcher, j’en suis sûr ; mais du moins ne vous souciez point de trop plaire à tout le monde, surtout à mille petits soupirants, que vous ne devez pas regarder dans la situation où vous êtes. Ce que je vous dis là n’est point d’une sévérité outrée, continua-t-il d’un air aisé, en me prenant la main que j’avais belle. Non, monsieur, lui dis-je. Et puis voyant que j’étais sans gants : je veux vous en acheter, me dit-il, cela conserve les mains, et quand on les a belles, il faut y prendre garde.

Là-dessus il fait arrêter le carrosse, m’en prit plusieurs paires que j’essayai toutes avec le secours qu’il me prêtait, car il voulut m’aider, et moi je le laissais faire en rougissant de mon obéissance ; et je rougissais sans savoir pourquoi, seulement par un instinct qui me mettait en peine de ce que cela pouvait signifier.

Toutes ces petites particularités, au reste, je vous les dis parce qu’elles ne sont pas si bagatelles qu’elles le paraissent.

Nous arrivâmes enfin chez la marchande, qui me parut une femme assez bien faite, et qui me reçut aux conditions dont ils convinrent pour ma pension. Il me semble qu’il lui parla longtemps à part ; mais je n’imaginai rien là-dessus, et il s’en alla en disant qu’il nous reviendrait voir dans quelques jours, et en me recommandant extrêmement à la marchande, qui, après qu’il fut parti, me fit voir une petite chambre où je mis mes hardes, et où je devais coucher avec une compagne.

Cette marchande, il faut que je vous la nomme pour la facilité de l’histoire. Elle s’appelait madame Dutour ; c’était une veuve qui, je pense, n’avait pas plus de trente ans ; une grosse réjouie qui, à vue d’œil, paraissait la meilleure femme du monde ; aussi l’était-elle. Son domestique était composé d’un petit garçon de six ou sept ans, qui était son