Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/72

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elle, et elle lui faisait un peu trop bonne chère. C’est pour vous divertir que je vous conte cela ; passez-le, si cela vous ennuie.

Monsieur de Climal (c’était ainsi que s’appelait celui qui m’avait mise chez madame Dutour) revint trois ou quatre jours après m’avoir laissée là. J’étais alors dans notre chambre avec mademoiselle Toinon, qui me montrait ses belles hardes, et qui sortit, par savoir-vivre, dès qu’il fut entré.

Eh bien, mademoiselle, comment vous trouvez-vous ici ? me dit-il. Mais, monsieur, répondis-je, j’espère que je m’y ferai. J’aurais, répondit-il, grande envie que vous fussiez contente ; car je vous aime de tout mon cœur, vous m’avez plu tout d’un coup, et je vous en donnerai toutes les preuves que je pourrai. Pauvre enfant ! que j’aurai de plaisir à vous rendre service ! Mais je veux que vous ayez de l’amitié pour moi. Il faudrait que je fusse bien ingrate pour en manquer, lui répondis-je. Non, non, reprit-il, ce ne sera point par ingratitude que vous ne m’aimerez point ; c’est que vous n’aurez pas avec moi une certaine liberté que je veux que vous ayez. Je sais trop le respect que je vous dois, lui dis-je. Il n’est pas sûr que vous m’en deviez, dit-il, puisque nous ne savons pas qui vous êtes : mais, Marianne, ajouta-t-il en me prenant la main, qu’il serrait imperceptiblement, ne seriez-vous pas un peu plus familière avec un ami qui vous voudrait autant de bien que je vous en veux ? Voilà ce que je demande : vous lui diriez vos sentiments, vos goûts ; vous aimeriez à le voir. Pourquoi ne feriez-vous pas de même avec moi ? Oh ! j’y veux mettre ordre absolument, ou nous aurons querelle ensemble. À propos, j’oubliais à vous donner de l’argent. Et en disant cela, il me mit quelques louis d’or dans la main. Je les refusai d’abord, et lui dis qu’il me restait quelque argent de la défunte ; mais, malgré cela, il me força de les prendre. Je les pris donc avec honte, car cela m’humiliait, mais je n’avais point de fierté à écouter là-dessus avec un homme qui s’était chargé de moi, pauvre orpheline, et qui paraissait vouloir me tenir lieu de père.