Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/71

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pourrait encore. Il y a des âmes perçantes à qui il n’en faut pas beaucoup montrer pour les instruire, et qui sur le peu qu’elles voient soupçonnent tout d’un coup ce qu’elles pourraient voir.

La mienne avait le sentiment bien subtil, je vous assure, surtout dans les choses de sa vocation, comme était le monde. Je ne connaissais personne à Paris, je n’en avais jamais vu que les rues ; mais dans ces rues il y avait des personnes de toute espèce, il y avait des carrosses, dans ces carrosses un monde qui m’était très nouveau, mais point étranger. Et sans doute il y avait en moi un goût naturel, qui n’attendait que ces objets-là pour s’y prendre ; de sorte que, quand je les voyais, c’était comme si j’avais rencontré ce que je cherchais.

Vous jugez bien qu’avec ces dispositions, madame Dutour ne me convenait point, non plus que mademoiselle Toinon, qui était une grande fille qui se redressait toujours, et qui maniait sa toile avec tout le jugement et toute la décence possible ; elle y était tout entière, et son esprit ne passait pas son aune.

Pour moi, j’étais si gauche à ce métier-là, que je l’impatientais à tout moment. Il fallait voir de quel air elle me reprenait, avec quelle fierté de savoir elle corrigeait ma maladresse : et ce qui est plaisant, c’est que l’effet ordinaire de ces corrections, c’était de me rendre encore plus maladroite, parce que j’en devenais plus dégoûtée.

Nous couchions dans la même chambre, comme je vous l’ai déjà dit, et là elle me donnait des leçons pour parvenir, disait-elle : ensuite elle me contait l’état de ses parents, leurs facultés, leur caractère, ce qu’ils lui avaient donné pour ses dernières étrennes. Après venait un amant qu’elle avait, qui était un beau garçon fait au tour, et puis nous irions nous promener ensemble, et, moi, sans en avoir d’envie, je lui répondais que je le voulais bien. Les inclinations de madame Dutour n’étaient pas oubliées : son amant l’aurait déjà épousée ; mais il n’était pas assez riche, et en attendant, il la voyait toujours, venait souvent manger chez