Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/81

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rianne, me dit-elle à son tour d’un air un peu jaloux, il faut que vous soyez née coiffée. Au contraire, lui répondis-je, je suis née très malheureuse ; car je devrais, sans comparaison, être mieux que je ne suis. À propos, reprit-elle, est-il vrai que vous n’avez ni père ni mère, et que vous n’êtes l’enfant à personne ? cela est plaisant. Effectivement, lui dis-je d’un ton piqué, cela est fort réjouissant ; et, si vous m’en croyez, vous m’en ferez vos compliments. Taisez-vous, idiote, lui dit madame Dutour, qui vit que j’étais fâchée ; elle a raison de se moquer de vous : remerciez Dieu de vous avoir conservé vos parents ! Qui est-ce qui a jamais dit aux gens qu’ils sont des enfants trouvés ? J’aimerais autant qu’on me dît que je suis bâtarde.

N’était-ce pas là prendre mon parti d’une manière bien consolante ? Aussi le zèle de cette bonne femme me choqua-t-il autant que l’insulte de l’autre, et les larmes m’en vinrent aux yeux. Madame Dutour en fut touchée sans se douter de sa maladresse qui les faisait couler : son attendrissement me fit trembler, je craignis encore quelque nouvelle réprimande à Toinon ; et je me hâtai de la prier de ne dire mot.

Toinon, de son côté, me voyant pleurer, se déconcerta de bonne foi ; car elle n’était pas méchante, et son cœur ne voulait fâcher personne ; sinon qu’elle était vaine, parce qu’elle s’imaginait que cela était décent. Mais, comme elle n’avait pas un habit neuf aussi bien que moi, peut-être qu’elle avait cru qu’en place de cela il fallait dire quelque chose, et redresser un peu son esprit, comme elle redressait sa figure.

Voilà d’où me vint la belle apostrophe qu’elle me fit, dont elle me demanda très sincèrement excuse ; et comme je vis que ces bonnes gens n’entendaient rien à ma fierté ni à ses délicatesses, et qu’ils ne savaient pas le quart du mal qu’ils me faisaient, je me rendis de bonne grâce à leurs caresses ; et il ne fut plus question que de mon habit, qu’on voulut voir avec une curiosité ingénue, qui me fit venir aussi la curiosité d’éprouver ce qu’elles en diraient.