Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/85

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cet avis ; mais ce n’est pas à dire qu’il faille jeter ce qui nous vient trouver ; il y a moyen d’accommoder tout dans la vie. Par exemple, voilà vous et M. de Climal ; eh bien ! faut-il lui dire : allez-vous en ? Non, assurément, il vous aime, ce n’est pas votre faute ; tous ces bigots n’en font point d’autres : laissez-le aimer, et que chacun réponde pour soi. Il vous achète des nippes, prenez toujours puisqu’elles sont payées ; s’il vous donne de l’argent, ne faites pas la sotte, et tendez la main bien honnêtement, ce n’est pas à vous à faire la glorieuse. S’il vous demande de l’amour ; allons doucement ici, jouez d’adresse, et dites-lui que cela viendra ; promettre et tenir mène les gens bien loin. Premièrement, il faut du temps pour que vous l’aimiez ; et puis, quand vous ferez semblant de commencer à l’aimer, il faudra du temps pour que cela augmente ; et puis, quand il croira que votre cœur est à point, n’avez-vous pas l’excuse de votre sagesse ? Est-ce qu’une fille ne doit pas se défendre ? N’a-t-elle pas mille bonnes raisons à dire aux gens ? Ne les prêche-t-elle pas sur le mal qu’il y aurait ? Pendant quoi le temps se passe, et les présents viennent sans qu’on les aille chercher ; et si un homme à la fin fait le mutin, qu’il s’accommode ; on sait se fâcher aussi bien que lui, et puis on le laisse là et ce qu’il a donné est donné : pardi ! il n’y a rien de si beau que le don, et si les gens ne donnaient rien, ils garderaient donc tout ! Oh ! s’il me venait un bigot qui m’en contât, il me ferait des présents jusqu’à la fin du monde avant que je lui dise, arrêtez-vous.

La naïveté et l’affection avec laquelle madame Dutour débitait ce que je vous dis là, valaient encore mieux que ses leçons, qui sont assez douces assurément, mais qui pourraient faire d’étranges filles d’honneur des écolières qui les suivraient ; la doctrine en est un peu périlleuse : je crois qu’elle mène sur le chemin du libertinage, et je ne pense pas qu’il soit aisé de garder sa vertu sur ce chemin-là.

Toute jeune que j’étais, je n’approuvai point intérieurement ce qu’elle me disait ; et effectivement, quand une fille, en pareil cas, serait sûre d’être toujours sage, la pratique