Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/97

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toute différente de celle des autres ; elle était plus modeste, et pourtant plus attentive ; il y avait quelque chose de plus sérieux qui se passait entre lui et moi : les autres applaudissaient ouvertement à mes charmes, il me semblait que celui-ci les sentait ; du moins je le soupçonnais quelquefois, mais si confusément, que je n’aurais pu dire ce que je pensais de lui, non plus que ce que je pensais de moi.

Tout ce que je sais, c’est que ses regards m’embarrassaient, que j’hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours ; que je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu.

Enfin, on sortit de l’église ; et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas, que je regrettais la place que je quittais, et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. Je dis qu’il ne le savait pas, c’est peut-être trop dire ; car, en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi ; mais je ne croyais pas me retourner pour lui.

De son côté, il parlait à des personnes qui l’arrêtaient, et mes yeux rencontraient toujours les siens.

La foule à la fin m’enveloppa, et m’entraîna avec elle ; je me trouvai dans la rue, et je pris tristement le chemin de la maison.

Je ne pensais plus à mon ajustement en m’en retournant ; je négligeais ma figure, et ne me souciais plus de la faire valoir.

J’étais si rêveuse, que je n’entendis pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière moi, qui allait me renverser, et dont le cocher s’enrouait à me crier, gare.

Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m’étourdit si fort, que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant.

Les chevaux n’avaient plus qu’un pas à faire pour marcher sur moi : cela alarma tout le monde ; on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus fut le maître de cet équipage,