Page:Marivaux - Théâtre, vol. II.djvu/58

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faudrait être bien affamée d’un cœur pour l’acheter à ce prix-là.

Damis.

La dame en question n’en jugea pas comme vous, madame ; il est vrai qu’elle avait du penchant pour lui.

Lucile.

Ah ! c’est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d’un cœur ! C’est dire à une femme : « Veux-tu savoir mon amour ? subis l’opprobre de m’avouer le tien ; déshonore-toi, et je t’instruis. » Quelle épouvantable chose ! et le vilain ami que vous avez là !

Damis.

Prenez garde ; cette dame sentit que cette proposition, tout horrible qu’elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son cœur n’osait se risquer sans la permission du sien ; l’aveu d’un amour qui eût déplu n’eût fait qu’alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage ; elle sentit tout cela.

Lucile.

Ah ! n’achevez pas. J’ai pitié d’elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s’y prend une femme en pareil cas ; de quel tour peut-elle se servir ? J’oublierais le français, moi, s’il fallait dire je vous aime avant qu’on me l’eût dit.

Damis.

Il en agit plus noblement ; elle n’eut pas la peine de parler.

Lucile.

Ah ! passe pour cela.