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de pierre qui semblent frémir au passage de cette avalanche torrentielle.

En un certain endroit des marches, la rivière n’a guère plus de cinquante pieds de largueur. C’est là que Beaulac et Lavigueur s’arrêtèrent, au même lieu précisément où le sauvage iroquois Dent-de-Loup empoisonnait ses balles, en seize cent quatre-vingt-dix, pour servir les sinistres projets de John Harthing et ses propres désirs de vengeance contre Bienville et ses amis.

Leurs pieds foulaient à peine la rive de pierre que le bruit de la batterie d’un mousquet craqueta non loin d’eux, tandis qu’une voix rauque, partie de la bordure du bois qui s’arrête à soixante pieds du torrent, leur jetait un brusque qui-vive.

— Québec ! répondit Raoul.

— Avance à l’ordre, Québec ! reprit la voix.

La sentinelle, qui faisait partie de l’un des détachements chargés de défendre les gués de la rivière, reconnut Raoul et son compagnon quand ils lui donnèrent le mot de passe.

— Je veux voir le chef du poste, dit Raoul au factionnaire.

— Attendez un instant, mon officier, répondit le soldat, qui porta ses doigts à ses lèvres pour imiter le cri lugubre du huard.

Le même signal se fit entendre à une petite distance et un second Canadien sortit bientôt du bois en faisant à peine craquer sous ses pas les branches du fourré.

L’homme qui était de garde lui dit :

— Ces messieurs veulent voir le capitaine.

— Ils n’ont qu’à me suivre.

Raoul et Jean rentrèrent dans le bois en emboîtant le pas derrière cet homme.

Ils furent bientôt en vue d’une clairière au centre de laquelle flambait un grand feu dont l’odeur résineuse attestait qu’on mettait largement à contribution les épinettes et les sapins du voisinage.

Une cinquantaine d’hommes étaient couchés tout autour. Les uns dormaient, les autres fumaient, parlaient ou rêvaient.

— Voilà le capitaine, dit le soldat en montrant à Raoul un jeune homme qui, étendu nonchalamment à terre sur son manteau plié, les deux mains croisées sous la tête et les genoux au feu, regardait, d’un air distrait, pétiller sur le fond du ciel sombre les étincelles du brasier.

— Rêveur comme un amoureux, ce brave de Gaspé, lui dit Raoul en s’approchant.

— C’est-à-dire comme toi, mon cher de Beaulac, repartit l’autre, qui se leva pour lui serrer la main. Car on m’a dit que tu es sombre comme un tombeau depuis que les Anglais ont capturé ta fiancée.

— La raison ne t’en paraît-elle pas suffisante ?

— Certes oui, Raoul. Mais que diable viens-tu faire à cette heure en un endroit si écarté ? Imites-tu Cérès qui s’en allait jetant partout aux échos des vallées et des bois le nom de sa chère Proserpine enlevée par Platon ?

Cette raillerie était prononcée d’un ton si affectueux que Raoul ne songea nullement à s’en offenser. Aussi répondit-il avec un sourire que le malheur rendait pourtant amer :

— Peut-être y a-t-il en effet quelque chose de vrai dans ce que tu me dis là. Mais je n’ai point le temps de t’entretenir de semblables choses. Et malgré l’envie que j’aurais de causer un peu avec toi de nos amours et de notre bonne amitié qui date du collège des Jésuites, il me faut te dire adieu aussitôt après les premiers saluts du revoir. Voici un « laissez-passer, » signé du nom de M. de Montcalm. Tel que tu me vois, mon cher, je suis chargé d’aller reconnaître, avec l’homme qui me suit, le camp anglais de l’Ange-Gardien. La mission n’est pas sans péril, et je cours bien risque d’y laisser mes os si l’on me surprend en flagrant délit d’espionnage.

— Tiens ! tiens ! repartit le jeune de Gaspé. Mais sais-tu que tu auras peut-être une chance d’apercevoir Mlle de Rochebrune au camp de Wolfe ?

— Chut ! on peut nous entendre. Ne parlons pour le moment que de choses officielles. Veuille donc mettre à ma disposition quatre ou cinq de tes hommes pour aider Lavigueur à jeter en travers de la rivière deux épinettes qu’il est venu couper ici cette après-midi. À l’aide de ce pont primitif, nous allons facilement traverser de l’autre côté. En outre, il serait bon, je crois, de faire garder ce passage de peur que l’ennemi le découvrant en notre absence, ne nous coupe notre retraite ou ne s’en serve pour vous surprendre.

— Avec plaisir. Seulement, au lieu de cinq hommes, je vais t’en donner douze qui devront attendre votre retour.

— Merci, et adieu !

— Au revoir, Raoul, et puisse l’Ange-Gardien veiller sur elle et sur toi.

— Toujours le même ce fou de Gaspé, murmura Beaulac en s’éloignant. Au fait, pourquoi pleurer sur les malheurs d’autrui ? On a toujours bien assez de larmes à verser sur ses propres maux.

Suivis des douze hommes que le capitaine de Gaspé mettait à leur service, Raoul et Jean revinrent du côté de la rivière.

Lavigueur eut bientôt retrouvé les deux épinettes qu’il avait abattues et ébranchées durant la journée. Solidement liés par leurs extrémités et au milieu, ces deux arbres avaient été coupés d’une longueur à n’excéder que de quatre ou cinq pieds les rives du torrent.

Malgré le soin qu’il avait eu de choisir les plus minces qu’il avait rencontrés, le poids considérable de ces troncs verts avait forcé le Canadien, pour les manier, avec plus de facilité, à ne leur donner que la longueur absolument requise pour s’appuyer fermement sur les deux berges.

On les porta jusqu’à l’endroit indiqué par Lavigueur, qui fit placer, entre deux crans de roche qu’il avait avisés à dessein pendant le jour, le bout dont le diamètre était le plus fort. Ainsi retenus par leur extrémité inférieure, les deux arbres furent soulevés à force de bras et, après avoir décrit un demi-cercle complet, touchèrent de l’autre bout la rive gauche sur laquelle ils s’abattirent avec fracas en écrasant des sapins rabougris accrochés au bord de la berge.