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Raoul, impatient, s’élança sur ce pont fragile qui, mal appuyé de l’autre côté de la rivière, se mit à osciller affreusement au-dessus du torrent, dont l’écume tourmentée blanchissait les ténèbres à trente pieds de profondeur.

— Arrêtez-donc, tonnerre de Dieu ! lui cria Lavigueur.

— Tu es marié, je suis garçon, répondit Raoul ; c’est donc à moi de risquer ma vie.

Malgré les prières, voire même les menaces du Canadien, qui jurait en s’arrachant des poignées de cheveux, Beaulac continua sa marche intrépide.

Les deux arbres pliaient en craquant dans le vide avec un vertigineux balancement qui suivait chacun des mouvements du jeune homme.

Étourdi par le fracas des eaux qui hurlaient en bouillonnant au fond du gouffre, Raoul sentit un instant son cœur frissonner sous ses côtes. Il eut froid au crâne. Les muscles de ses mollets semblèrent prêts à se rompre comme une corde qu’on a trop tendue.

Encore un moment d’hésitation, il perdait l’équilibre et tombait.

Cette pensée lui fit faire un appel à toute son énergie, et sans s’arrêter il continua d’avancer.

Haletants, terrifiés, les spectateurs avaient fermé les yeux ; mais ils voyaient encore, comme dans un cauchemar, l’homme hardi qui foulait dédaigneusement la mort aux pieds.

Un cri les fit involontairement regarder.

Ce n’était pas l’angoisse qui l’avait inspiré, mais bien plutôt le triomphe d’un obstacle vaincu.

Raoul leur apparaissait confusément de l’autre côté du gouffre.

— Attends un peu, Jean ! cria-t-il à Lavigueur de toute la force de ses poumons, car la grande voix des eaux rugissait entre le canadien et lui ; je vais consolider notre pont.

L’ex-coureur des bois, familier avec ce genre d’exercice, traversa rapidement sur les arbres que, d’ailleurs, Raoul avait eu le temps d’assujétir dans une anfractuosité de la berge.

— Avant de nous enfoncer dans le bois, dit Lavigueur, il nous faut placer ici un signal de reconnaissance, afin que l’obscurité ne nous empêche pas de reconnaître l’endroit quand nous reviendrons. On pourrait nous poursuivre, et nous serions bien embêtés d’être obligés de tâtonner pour retrouver ce passage.

Il sortit de sa poche un lambeau de linge que, vu sa blancheur, l’on apercevait à trente pas malgré la nuit, et l’accrocha à une branche à hauteur d’homme.

Ce n’était pas le seul qu’il eût apporté ; car il en dissémina de la sorte plusieurs autres pendant la marche difficile et longue que lui et Raoul entreprirent sans tarder.

Ils s’enfoncèrent en plein bois. Lavigueur en avant, l’oreille au guet, et de l’œil interrogeant quelques rares étoiles qui venaient de poindre au ciel et semblaient se balancer là-haut, entre les feuilles tremblantes, comme de mystérieuses lanternes accrochées, par un génie bienfaisant, à la cime des grands arbres. Chaussés tous deux de bottes canadiennes à simple semelle et sans talons, leurs pieds faisaient bien peu de bruit. Telle était surtout la légèreté des pas de Lavigueur, qu’il entendait se lever parfois, presque sous ses pieds, quelque lièvre surpris, sommeillant au gîte et qui s’enfuyait en perçant le fourré comme une flèche.

À part ces bruissements de feuilles qui décelaient la présence de quelque bête sauvage, le cri grondeur d’un hibou miaulant à leur passage et le grave murmure du Montmorency, dont les ronflements sourds allaient s’éteignant derrière eux à mesure qu’ils s’en éloignaient, tout sommeillait dans la forêt.

Ils marchèrent ainsi pendant plus d’une heure.

À leur sortie du bois, ils aperçurent, à droite et en bas de la hauteur, sur laquelle ils avaient débouché, les feux du camp de Wolfe, qui s’étendait sur une longue ligne en descendant jusqu’au village de l’Ange-Gardien. Un demi-mille de distance les séparait à peine du camp.

— Pour peu que nous tenions à nos os, dit Lavigueur à voix basse, il faut à cette heure ramper à la sauvage et sans faire plus de bruit qu’une couleuvre dans les foins verts. Mais… n’avez-vous pas entendu ?

— Quoi ?

— Craquer les broussailles à notre gauche ?

— Bah ! quelque branche froissée sur notre passage et qui se relève.

— Non, non ; ce n’est pas par là que nous sommes venus. Écoutez-donc !

Une quinzaine d’hommes bondirent comme des diables hors des taillis, en brandissant des armes.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria Lavigueur, ça va chauffer avant de nous prendre, messieurs les Anglais !

Et le Canadien saisit une hachette, dont il s’était muni au départ, tandis que Beaulac armait ses pistolets.

— Arrêtez ! nous sommes des amis ! leur cria-t-on en bon français.

— On la connaît, celle-là, repartit Lavigueur en s’adossant à un gros arbre, pour n’être point pris par derrière.

— Mais bonjour ! ce sont des nôtres, dit une autre voix.

— Au fait, ça en a bien tout l’air, grommela le Canadien, qui néanmoins resta sur la défensive. Qui êtes-vous donc ?

— Des gens de l’Ange-Gardien, et avec nous quelques Hurons de Lorette. Vous autres ?

— Des éclaireurs du camp de Beauport.

Après s’être reconnu de part et d’autre, on échangea de rudes poignées de main.

— Quelles nouvelles du camp français ? demanda le chef des guérillas à Beaulac.

— Excellentes. Les troupes, comme les milices, brûlent d’en venir aux mains avec un ennemi qui hésite trop longtemps à leur gré. Par ici ?

— Oh ! ma foi, mon officier, la vie est pas mal dure de ce côté-ci de la rivière. Les femmes et les enfants se tiennent cachés dans les