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AUPRÈS D’UN MORT.

sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui même, ceux qui l’exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée.

— Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ? dis-je à l’Allemand.

Il sourit tristement.

— Jusqu’à sa mort, monsieur.

Et il me parla de lui, il me raconta l’impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui l’approchaient.

Il me dit l’entrevue du vieux démolisseur avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec, ridé, riant d’un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d’une seule parole, comme un chien d’un coup de dents déchire les tissus avec lesquels il joue.

Il me répéta le mot de ce Français, s’en allant effaré, épouvanté et s’écriant : « J’ai cru passer une heure avec le diable ».

Puis il ajouta :

— Il avait en effet, monsieur, un effrayant sourire qui nous fit peur, même après sa mort. C’est une anecdote presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse.


Et il commença, d’une voix fatiguée, que des quintes de toux interrompaient par moments :

— Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu’au matin.

Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.