Page:Maurice Joly - Les Affames - E Dentu Editeur - 1876.djvu/64

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J’étais né riche et je fais depuis trois ans l’apprentissage de la pauvreté la plus indomptable. Oh ! non, on ne sait pas avant d’y avoir passé ce que c’est que de vivre à Paris sans argent, avec une profession qui fait présumer l’aisance. Quel supplice de tous les instants dans les plus petites choses comme dans les plus grandes !

Ne pouvoir renouveler un vêtement hors d’usage, une paire de chaussures qui prend l’eau pendant l’hiver, être obligé de faire un circuit pour ne pas passer devant un fournisseur, détourner la tête pour ne pas se trouver face à face avec un créancier ; trembler de casser un carreau dans la rue de peur de ne pouvoir le payer ; essuyer l’insolence ou la commisération d’un concierge, que d’humiliations infâmes, que de tortures sans nom qui ne peuvent même pas être contées, car les gens ne pourraient y croire et, s’ils y croyaient, ce serait pis encore, car on serait fui comme un pestiféré !

J’entends quelquefois parler de la misère des ouvriers et je les plains ; mais qui racontera les tortures du déclassé des professions libérales, le cœur chargé de crimes muets et retentissant de passions révoltées contre la fortune ? Qui parlera de ce paria préparé pour la souffrance par une éducation supérieure qu’il faut traîner dans la boue, et que faire avec des talents inutiles qui se changent en poisons dans un cœur ulcéré ? Est-ce que je ne serais pas plus heureux si j’avais une blouse sur le dos et les mains calleuses du travailleur ? Le dernier des garçons de café, le dernier des laquais n’est-il pas moins misérable que moi ?

Oh ! n’avoir pas d’argent ! quelle torture ! L’esclave antique, qui portait au cou le collier de son maître,