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n’était-il pas moins dégradé que l’homme libre des temps modernes, repoussé, paralysé, impuissant, maudit, presque déshonoré quand l’or tarit dans sa main !

Que de bonheur, que d’espérances, que de joies brisés faute d’un peu de fortune ! que de carrières faussées, tronquées, perdues ! Que de talents anéantis, d’honnêtetés vaincues ! Que de plaisirs charmants, que d’occasions décisives et qui s’envolent pour toujours, faute de pouvoir grouper sous sa main un peu d’or !

Quelle loi implacable que cette loi de l’argent qui s’interpose à tout moment entre la pensée et l’action, entre l’homme et le but qu’il poursuit !

Et l’on dit qu’avec de la volonté, de la persévérance on finit toujours par triompher des obstacles. Quelle dérision ! Pauvreté ! fantôme que je n’ai pu chasser de mon chevet, opprobre dont je n’ai pu préserver ma vie, il y a des moments où je sens l’imprécation monter de mon cœur à mes lèvres. Oui, dans mes mauvais jours, pour sortir du cercle infernal qui m’enveloppe, je me suis demandé quelquefois si, comme Pierre Schlemil, je ne vendrais pas mon ombre au démon, pour aller jusqu’au fond de l’abîme, puisque je ne peux pas vaincre la mauvaise fortune.

― T’y voilà donc, camarade, dit d’Havrecourt qui souriait d’un air satanique, tu es las de la vertu comme les honnêtes femmes ; je vais le dire, si tu le veux, pourquoi tu n’as pas réussi : tu es trop bon, tu ne méprises pas assez les hommes et les préjugés ridicules à l’aide desquels les gens arrivés ferment la barrière à ceux qui viennent derrière eux. Il ne faut pas être dupe d’une société qui n’est que la piraterie légale organisée et où la morale sociale n’est que le camp retranché des parvenus. L’homme fort, ici-bas, c’est