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ARN

Une petite pièce du temps nous apprend une anecdote assez piquante, c’est que Racine fut le seul qui osa se trouver à son convoi. Les jésuites opposèrent à tous ces éloges quelques pièces satiriques, et ils s’élevèrent surtout avec violence contre l’épithète de grand, dont les jansénistes accompagnaient le nom d’Arnauld. Bourdaloue, qui, plus d’une fois, a fait servir le ministère évangélique à la défense de sa compagnie, y fit allusion dans son sermon sur l’aveugle-né. On attribua aussi, non sans quelque fondement, à l’animosité des jésuites, la suppression des articles de Pascal et d’Arnauld dans l’ouvrage de Perrault, intitulé : les Hommes illustres du 17e siècle ; l’on fit a cette occasion l’application ingénieuse de ce passage de Tacite : Præfulgebant Cassius atque Brutus, eo ipso quod effigies eorum non visebantar ; mais si personne n’eut droit de s’étonner de voir cette compagnie conserver quelque ressentiment des coups terribles qu’Arnauld lui avait portés, beaucoup de personnes furent offensées du ton léger et presque amer dont l’abbé de Rancé annonça la mort d’un homme avec lequel il avait eu des liaisons d’estime et d’amitié, ce qui valut à cet abbé une lettre sévère attribuée au P. Quesnel, qui crut devoir la désavouer. Quelque respect qu’on ait pour la mémoire du réformateur de la Trappe, il est permis de soupçonner que ce pieux solitaire n’avait pas pardonné à Arnauld le parti qu’il avait pris dans la querelle sur les études monastiques entre lui et le P. Mabillon. En effet, Arnauld était trop érudit et trop lettré pour approuver un système qui condamnait les moines à la paresse et à l’ignorance. Arnauld était plus que savant : « Personne, dit un écrivain célèbre, n’était né avec un esprit plus philosophique ; mais sa philosophie fut corrompue par la faction qui l’entraîna. Cette faction illustre, qui voyait à sa tête les Arnauld, les Pascal, les Nicole ; qui comptait dans ses rangs les personnages les plus distingués du royaume par l’éclat de la naissance et des talents ; qui peut s’enorgueillir d’avoir eu pour partisans Boileau et Racine, plongea, durant soixante ans, dans des controverses toujours longues et souvent inutiles, un esprit fait pour éclairer les hommes ; » réflexion judicieuse, mais qui peut s’appliquer avec la même justesse aux esprits supérieurs du parti opposé. Une anecdote peint l’inflexibilité de son caractère. Nicole, son compagnon d’armes, et qui avait partagé sa retraite et toutes les agitations de sa vie errante, mais né avec un caractère plus doux et plus accommodant, lui représentant un jour qu’il était las de guerroyer sans cesse, la plume à la main, et qu’il voulait enfin se reposer : « Vous reposer ! reprit l’impétueux docteur. Eh ! n’aurez-vous pas pour vous reposer l’éternité tout entière ? » Pour lui, il donna, jusqu’au dernier moment, l’exemple d’une âme forte, inébranlable et supérieure a la mauvaise fortune, selon les uns, et, selon les autres, d’une opiniâtreté que l’on confond trop souvent avec la fermeté. Il vécut dans une retraite ignorée, sans fortune, sans domestique, lui dont le neveu avait été ministre d’État, lui qui aurait pu être cardinal ! Ses partisans prétendent en effet qu’Innocent XI lui fit offrir la pourpre, et qu’a sa mort plusieurs cardinaux dirent, en plein consistoire, qu’on connaissait des saints qui n’avaient pas rendu tant de services à l’Église ; mais le plaisir d’écrire en liberté, et peut-être aussi l’orgueil d’être chef de parti, lui tinrent lieu de tout. Son extérieur ne prévenait point en sa faveur. Sa taille était petite, et sa tête d’une grosseur disproportionnée. Ses traits n’auraient annoncé que la stupidité, sans la vivacité de ses yeux qui révélait le secret de son génie. Cet homme, si terrible la plume à la main, apportait dans la société des mœurs simples et douces. Sa conversation était grave et réfléchie, sans exclure pourtant une honnête gaieté. Sa mémoire, vraiment extraordinaire, lui fournissait toujours, à point nommé, quelque trait de ce que les auteurs avaient dit de plus saillant sur ce qui faisait le sujet de l’entretien. Il possédait à fond les poètes latins, et en appliquait les plus beaux endroits avec autant de justesse que de présence d’esprit. Il s’exprimait d’un ton fort haut lorsqu’il soutenait ses opinions. Plusieurs traits prouvent cependant qu’il était plus modeste que ses ennemis n’ont voulu le faire croire. Son frère, l’évêque d’Angers, l’ayant invité à le venir voir, il prit la voiture publique. On vint à parler de son livre de la Perpétuité de la foi ; on le vantait beaucoup, lui seul le déprécia. Un des voyageurs indigne lui dit : « Il vous appartient bien de vous ériger en censeur du grand Arnauld ! Et que trouvez›vous à blâmer dans son livre ? — Beaucoup de choses, répondit Arnauld ; on a manqué tel et tel endroit : on eût du mettre plus d’ordre, pousser davantage le raisonnement. » Il parla de tout en maître, et cependant personne ne fut désabusé. Le carrosse de son frère étant venu le prendre à quelques lieues d’Angers, on reconnut que le censeur d’Arnauld était Arnauld lui-même, et chacun se répandit en excuses. « Ce qu’il y a de singulier, dit l’auteur de « l’Histoire des querelles littéraires, c’est que cet homme, qu’on a cru l’ennemi des papes, avait de Rome la permission de dire la messe dans sa chambre. » Ses liaisons avec cette cour, pour être étonnantes, n’en sont pas moins véritables. Il entretint toute sa vie des correspondances avec des membres du sacré collège. Il avait des instructions très-sûres concernant les papiers importants envoyés à la congrégation de la Propagande. Personne ne connaissait mieux que lui la bibliothèque du Vatican : il citait les pièces originales, l’endroit ou on les avait placées, et défiait les jésuites d’en contester l’authenticité. Ils ne purent pas faire mettre à l’index sa Morale pratique, tandis que la Défense des nouveaux chrétiens et des missionnaires de la Chine, etc., du P. Letellier, y fut mise. Son crédit à Rome était tel qu’il en plaisantait lui-même. « On me croit en France, disait-il, le plus grand ennemi des papes, et l’on ignore comme j’ai toujours été chez eux. » Une lettre de Rome, insérée dans le Mercure de février 1696, ajoute à ces détails une anecdote qui vient a l’appui ; c’est qu’un des plus célèbres professeurs du collège de la Sapience, ayant appris la mort d’Arnauld, la veille