Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/705

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nettoyer les rues de la ville, ou de relever un pan de muraille qui était tombé, ou de taxer la viande de boucherie. » Il me tarde de montrer Balzac dans une de ces rencontres, assez rares à la vérité, où la grandeur des idées s’accorde avec la majesté des paroles. Voici un passage que Pascal a remanié, et dont la chaire chrétienne a souvent reproduit le sens, mais qu’elle n’a point surpassé. Il s’agit du miracle de rétablissement chrétien : « Il ne paraît rien ici de l’homme ; rien qui porte sa marque, et qui soit de sa façon. Je ne vois rien qui ne me semble plus que naturel dans la naissance et le progrès de cette doctrine. Les ignorants l’ont persuadée aux philosophes. De pauvres pêcheurs ont été érigés en éducateurs des rois et des nations ; en professeurs de la science du ciel. Ils ont pris dans leurs filets les orateurs et les poètes, les jurisconsultes et les mathématiciens. Cette république naissante s’est multipliée par la chasteté et la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s’est accru par les pertes et par les défaites : il a combattu, il a vaincu étant désarmé : le monde en apparence avait ruiné l’Église, mais elle a accablé le monde sous les ruines ; la force des tyrans s’est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines, toutes les inventions de la cruauté. » Allons encore plus loin, et montrons, dans quelques pages de Balzac, les premiers linéaments de la philosophie de l’histoire, et le germe fécond que Bossuet a développé par son Discours sur l’histoire universelle. Nulle part l’action de la Providence sur les destinées de l’humanité, son intervention dans les affaires de la terre, n’a été marquée avec plus de précision, annoncée avec plus d’éloquence : « Il n’y a rien, que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions et ces humeurs, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude, viennent de plus haut qu’on ne s’imagine. Dieu est le poète, et les hommes ne sont que les acteurs : ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c’est souvent un faquin qui en doit être l’Atrée ou l’Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César : elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque, ce qu’elle fait par les géants et par les héros, par les hommes extraordinaires. Dieu dit lui-même de ces gens-là, qu’il les envoie en sa colère, et qu’ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas ici l’un pour l’autre. Les verges ne piquent ni ne mordent d’elles-mêmes ; ne frappent ni ne blessent toutes seules. C’est l’envoi, c’est la colère, c’est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables. Cette main invisible, ce bras qui ne paraît pas, donnent les coups que le monde sent. Il y a bien je ne sais quelle hardiesse, qui menace de la part de l’homme, mais la force, qui accable, est toute de Dieu. » Après deux siècles, ce passage conserve toute sa beauté, tout son éclat, et l’on ne voit pas par où il pourrait vieillir et se ternir, tant est énergique la vitalité du beau langage et des grandes idées. Il serait difficile de décider si les défauts de Balzac, comme écrivain et comme penseur, sont des vices de son génie, ou des torts de sa destinée. L’émotion du sentiment, la tendresse du cœur, manquent absolument à ses ouvrages, et c’est pour cela qu’ils attachent peu, quoiqu’ils plaisent souvent. Mais faut-il en accuser la sécheresse naturelle de son cœur, ou cet isolement qui rompit ces rapports du citoyen avec l’État, de l’homme avec la famille, du chrétien avec l’Église, qui auraient remué l’âme de l’homme, du citoyen et du chrétien. J’incline à croire que cette retraite, qui fut viagèrement un excellent calcul de vanité, eut sur l’âme de Balzac, et par contre-coup sur son talent, une funeste influence. Elle endurcit son cœur en exaltant son amour-propre ; elle appauvrit ses idées en l’éloignant de la pratique des hommes et des choses. Cette forte intelligence fut par là réduite a vivre sur le fonds de sa première expérience. Si l’on excepte quelques hautes considérations historiques ou religieuses, Balzac est demeuré partout en deçà des promesses de son début, brillante floraison qui semblait annoncer la plus riche moisson. Les fruits de la maturité n’ont pas eu la vigueur promise. On peut croire que si Balzac ne se fut pas retiré prématurément de la vie active, que s’il se fût mêlé aux affaires et aux grands intérêts de la société, que si Richelieu l’eût appelé aux grandes dignités de l’Église ou de l’État, il fût devenu un grand écrivain politique ou un orateur éminent. Certes, il n’aurait pas composé un prince de fantaisie, un ministre chimérique, une cour imaginaire ; il n’aurait pas écrit de dissertations a vide sur le Romain, des lieux communs touchant Fabrice, Auguste et Mécenas ; il ne se serait pas amusé à discuter gravement que les dons du corps et de l’esprit ne sont ni de la puissance ni de la juridiction de la fortune ; il aurait laissé aux prises les Uranistes et les Jobelins, sans se porter juge du camp, et moins encore eût-il disserté sur l’attelage de Vénus. Balzac a beaucoup écrit. Il ajouta une trentaine de livres de lettres aux quatre premiers qui avaient commencé sa réputation, mais il ne s’éleva pas dans ce genre au-dessus de son coup d’essai. Il faut ajouter à cette vaste correspondance. Le Prince, composé en l’honneur de Louis XIII, et qui serait une excellente leçon s’il n’était une insigne flatterie ; l’Aristippe ou le Ministre, qui devait être le complément du Prince, et que Balzac n’a point publié parce qu’il eut à se plaindre de Mazarin et de Richelieu ; le Socrate chrétien, sans contredit son plus bel ouvrage, et qui contient le germe de deux chefs-d'œuvre de Bossuet, le Discours sur l’histoire universelle et l’Exposé de la doctrine chrétienne : le Barbon, satire ou plutôt charge assez ingénieuse, dirigée, non pas contre Montmaur, comme on l’a cru, mais contre l’archevêque de Rouen, François de Harlay, ce Lycophron de la théologie et de la chaire évangélique ; enfin une