Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/704

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n’aurait pas eu de raisons d’une autre nature[1], il lui suffisait de celles qu’il a déduites dans le passage suivant : « Je ne veux point être en peine de compter tous les jours les cheveux de celle que j’épouserai, afin qu’elle ne donne ses faveurs à personne, ni craindre que toutes les femmes qui la viendront voir ne soient des hommes déguisés. L’exemple de notre voisin me fait peur, qui a mis au monde tant de muets, de borgnes et de boiteux qu’il en pourrait remplir tout un hôpital. Je ne veux point être oblige d’aimer des monstres à cause que je les aurai faits, et quand je serais assure de ne point faillir en cela, je me passerai bien d’avoir des enfants qui désireront ma mort s’ils sont méchants, qui l’attendront s’ils sont sages, et qui y songeront quelquefois, encore qu’ils soient les plus gens de bien du monde. » Ainsi, Balzac ne trouve à dire au mariage que la femme et les enfants ; c’est plus qu’il ne fallait pour s’en dispenser. Un valet dans Scarron[2] prêche la même morale lorsqu’il s’écrie :

Moi, j’aurais des enfants et leur mère à repaître !

Je ne suis guère édifié, non plus, de la délicatesse de Balzac en amour, ni de sa galanterie ; il est guindé et gourmé dans expression des sentiments tendres ; il est cruel dans ses railleries sur le plus grand malheur des femmes, la vieillesse. N’y a-t-il pas de l’inhumanité dans ce trait contre une coquette qui faisait mine de tourner à la dévotion : « Elle est aussi éloignée de sa conversion que de sa jeunesse. » Balzac se complaît à désenchanter la jeunesse et la beauté sur leurs illusions ; il les poursuit par la perspective de l’inévitable laideur. Voyez de quel ton il avertit Clorinde du malheur qui la menaçait : « Il viendra une saison ou vous aurez plus de peur de votre miroir que les coupables n’en ont de leurs juges. Votre front s’étendra jusqu’au haut de votre tête, les joues vous tomberont sous le menton, et vos yeux de ce temps-là seront de la couleur de votre bouche à cette heure. Je voudrais bien pour l’amour de vous ne parler point si véritablement que je fais ; néanmoins, puisque j’ai quitté la complaisance, il n’y a plus moyen que je me retienne. Clorinde, le soleil est encore beau lorsqu’il se couche ; l’arrière-saison est agréable, mais nous n’avons de bonnes années que les premières, et, quelque soin que vous ayez de vous-même, vous ne sauriez, en même temps, conserver votre beauté et acquérir de l’expérience. Voulez-vous que je vous en dise davantage et que je vous fasse part de ce que je viens d’apprendre d’un étranger que j’ai entretenu tout aujourd’hui? Il faut que vous sachiez qu’il n’y a partie du monde où la curiosité ne l’ait porté, ni merveille en la nature qu’il n’ait considérée avec soin. Il a vu des montagnes qui brûlent toujours sans se consumer ; il a abordé en des lies qui ne s’arrêtent jamais en même lieu ; on lui a montré des hommes marins ; mais il m’a juré que parmi tant de miracles, il n’a jamais pu voir une belle vieille. » Peut-on faire un plus cruel usage de l’esprit ? Je voudrais, pour l’exemple, que la lettre eût été adressée à Ninon, qui devait donner un éclatant démenti à cette insolente affirmation. Je ne travaille pas à faire aimer le caractère de Balzac, mais, bien que j’éprouve peu de sympathie pour l’homme, j’aime à rendre hommage aux grandes qualités de l’écrivain, et je n’hésite pas même à soutenir, contre l’opinion commune, qu’il est homme de goût. Je passe condamnation sur les habitudes hyperboliques de son langage et la monotonie des formes, quoiqu’on puisse dire à sa décharge que, voulant donner le ton de la haute éloquence, il a dû, comme un coryphée intelligent, le forcer un peu ; mais alléguerai, à l’appui de mon assertion, quelques jugements et quelques maximes qui attestent un critique judicieux. On sait que dans la querelle du Cid il se rangea du côté du public et de Corneille ; voici maintenant comment il apprécie la comédie de son temps, qui n’était rien moins que le tableau de la vie réelle : « Nos comédies ne montrent que des hommes artificiels, des passions empruntées, des actions contraintes et un monde qui n’est pas le nôtre. » Il combat avec non moins de bon sens la manie de l’archaïsme et du néologisme si naturelle aux jeunes écrivains a toutes les époques de transition : « Opposez-vous fortement, dit-il, à la vicieuse imitation de ces jeunes docteurs qui travaillent tant qu’ils peuvent au rétablissement de la barbarie ; leurs locutions sont ou étrangères ou poétiques. S’il y a dans les mauvais livres un mot pourri de vieillesse ou monstrueux par sa nouveauté, une métaphore plus effrontée que les autres, une expression insolente et téméraire, ils recueillent ces ordures avec soin et s’en parent avec « curiosité. » La leçon va à plus d’une adresse, et ce qui m’inquiète pour l’avenir de ceux qui pourraient la mériter, c’est qu’on ignore aujourd’hui le nom et les œuvres des écrivains que gourmande Balzac. Le sentiment des beautés simples et sublimes de la Bible porte Balzac à attaquer les paraphrastes maladroits qui dénaturent le style des prophètes en le chargeant de faux ornements : « Ces ornements les déshonorent, ces faveurs les désobligent. Vous pensez les parer pour la cour et pour les jours de cérémonie, et vous les cachez, comme des mariées et de village, sous vos affiquets et vos bijoux. Vous les accablez de la multitude de vos richesses fausses ou véritables ; vous voulez leur rendre le vin sage plus agréable, et vous leur ôtez le cœur. » Quoiqu’on lui reproche, et avec raison, la pompe continue de son langage, il blâme dans les autres le défaut qu’il n’a pas toujours évité : « Rien, dit-il, n’est si voisin du haut style que le galimatias. » Il relève du péché de noblesse non interrompue les orateurs qui ne savent pas s’abaissera propos ni mesurer l’élévation des mots à celle des idées, et il les instruit par l’exemple de l’orateur antique ; « Périclès n’était pas toujours orateur, il ne tonnait pas devant le peuple quand il n’était question que de

  1. Voyez le dernier paragraphe de la lettre de Théophile, t. 3, p. 203, édit. de 1629.
  2. L’Héritier ridicule, acte 5, scène 5.