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HISTOIRE DE FRANCE

teurs d’Abailard, cinquante évêques, vingt cardinaux, deux papes, toute la scolastique ; non seulement la savante Héloïse, l’enseignement des langues et la Renaissance, mais Arnaldo de Brescia, c’est-à-dire la Révolution. Énorme grandeur ! Combien cette tour a droit de mépriser le Capitole ! Regardez-la bien, pendant qu’elle dure. Nos démolisseurs frénétiques pourront bien la faire disparaître.

Quel était donc ce prodigieux enseignement, qui eut de tels effets ? Certes, s’il n’eût été rien que ce qu’on en a conservé, il y aurait lieu de s’étonner. Mais on entrevoit fort bien qu’il y eut tout autre chose. C’était plus qu’une science, c’était un esprit ; esprit surtout de grande douceur, effort d’une logique humaine pour interpréter la sombre et dure théologie du Moyen-âge. C’est par là très probablement qu’il enleva le monde, bien plus que par sa logique et sa théorie des universaux. MM. Cousin et de Rémusat, dans leurs beaux travaux, M. Hauréau, dans son résumé, ferme, net et si lumineux, n’ont pu malheureusement, gênés qu’ils étaient par leur cadre, prendre l’homme par ses deux côtés. Mais est-il possible de les séparer ? Si la foule, au douzième siècle, sentit si vivement la portée de la logique d’Abailard dans les plus obscures questions, c’est certainement parce qu’elle était très fortement avertie par son enseignement théologique bien plus populaire. Sous la forme rebutante du temps, cette théologie, éminemment humaine et douce, indique dans Abailard une vraie tendresse de cœur. Voyez particulièrement l’Introductio ad Theologiam, sur le péché originel.

Je regrette de n’avoir pas senti cela quand j’ai parlé si durement de ce grand homme ; sa froideur pour Héloïse m’avait indisposé, je dois l’avouer. J’étais sous l’impression de la légende, du dévouement de cette femme admirable et de son immortel amour. Elle s’immola à la gloire du grand logicien, et elle eut pour consolation la science et le don des langues. L’enseignement des trois langues, fondé par elle dans l’église du Saint-Esprit (le Paraclet), est resté, par Raymond Lulle et autres, l’idée fixe de la Renaissance, réalisée enfin, sous François Ier, dans le Collège de France. Ce mariage de la logique et de la science, cruellement séparées, est la plus belle légende du monde, la seule aussi du Moyen-âge dont le peuple ait gardé le souvenir. Les restes des deux époux, réunis dans le tombeau, ont été remis, en 1792, à la municipalité de Nogent, et plus tard déposés, par M. Lenoir, au Musée des Monuments français. (Voir sa Description, I, 219.) Ils sont maintenant au cimetière de l’Est, toujours visités du peuple, chargés de couronnes.