Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/253

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infernal, plus décevant encore, trompe le goût, non le toucher. Les mauvais esprits, espérant follement apaiser leur faim, au lieu de fruit, mâchent d’amères cendres que leur goût offensé rejette avec éclaboussure et bruit. Contraints par la faim et la soif, ils essayent d’y revenir ; autant de fois empoisonnés, un abominable dégoût tord leurs mâchoires, remplies de suie et de cendres. Ils tombèrent souvent dans la même illusion, non comme l’homme, dont ils triomphèrent, qui n’y tomba qu’une fois. Ainsi ils étaient tourmentés, épuisés de faim et d’un long et continuel sifflement, jusqu’à ce que par permission ils reprissent leur forme perdue. On dit qu’il fut ordonné que chaque année ils subiraient pendant un certain nombre de jours, cette annuelle humiliation, pour briser leur orgueil et leur joie d’avoir séduit l’homme. Toutefois, ils répandirent dans le monde païen quelque tradition de leur conquête ; ils racontèrent, dans des fables, comment le serpent, qu’ils appelèrent Ophion, avec Eurynome, qui peut-être dans des temps éloignés usurpa le nom d’Ève, régna le premier sur le haut Olympe, d’où il fut chassé par Saturne et par Ops, avant même que Jupiter Dictéen fût né.

Cependant, le couple infernal arriva trop tôt dans le paradis : le Péché y avait été d’abord potentiel, ensuite actuel, maintenant il y entrait corporel pour y demeurer continuel habitant. Derrière lui la Mort le suivait de près pas à pas, non encore montée sur son cheval pâle. Le Péché lui dit :

« Second rejeton de Satan, Mort, qui dois tout conquérir, que penses-tu de notre empire nouveau, quoique nous l’ayons gagné par un travail difficile ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux être ici que de veiller encore assis au seuil du noir enfer, sans noms, sans être redoutés, et toi-même à demi morte de faim ? »

Le monstre né du Péché lui répondit aussitôt :

« Quant à moi qui languis d’une éternelle faim, enfer, terre ou ciel, tout m’est égal : je suis le mieux là où je trouve le plus de proie ; laquelle, quoique abondante ici, semble en tout petite pour bourrer cet estomac, ce vaste corps que ne resserre point la peau. »