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LE RIDEAU LEVÉ


Quelques-uns, à la vérité, suivent une ligne écartée du tourbillon ordinaire, mais il serait toujours imprudent de nous dévoiler à leurs yeux.

Cet ouvrage ne serait pas moins déplacé devant ces êtres engourdis que l’amour ne peut émouvoir : je parle de ces femmes flegmatiques que les empressements des hommes aimables ne peuvent exciter, et de ces graves personnages que la beauté ne peut réveiller ; il en existe, Eugénie, de ces animaux indéfinis, parés du titre fastueux de virtuose ou de philosophe, livrés à l’effervescence d’une bile noire, aux vapeurs sombres et malfaisantes de la mélancolie, qui fuient le monde dont ils sont méprisés : ces gens-là, comme la vieillesse inutile, blâment amèrement tous les plaisirs dont ils sont déchus.

Il en est d’autres, au contraire, d’un tempérament fougueux, mais que les préjugés de l’éducation et la timidité ont enthousiasmés pour le nom d’une vertu dont ils ne connurent jamais l’essence ; ils détournent les éjaculations naturelles de leur cœur, pour en diriger les élans vers des êtres fantastiques. L’amour est un dieu profane qui ne mérite pas leur encens, et si sous le nom d’hymen, ils lui sacrifient quelquefois, ils deviennent des fanatiques qui, sous le titre d’honneur, déguisent leur dure jalousie. C’est pour nous un blasphème que d’exprimer l’amour.

Ainsi, ma chère Eugénie, il ne faut choquer