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LE RIDEAU LEVÉ


c’est que les hommes, même les plus libres, nous envient jusqu’aux privautés de l’imagination. Ils ne veulent nous permettre que les plaisirs qu’ils nous départissent. Nous ne sommes à leurs yeux que des esclaves, qui ne devons rien tenir que de la main du maître impérieux qui nous a subjuguées. Tout est pour eux ou doit se rapporter à eux ; ils deviennent des tyrans dès qu’on ose deviser leurs plaisirs ; ils sont jaloux, si l’on ose s’envisager à son tour. Égoïstes, ils prétendent l’être seuls, et que personne ne le soit.

Dans les plaisirs qu’ils prennent avec nous, il en est peu qui pensent à nous les faire partager : il y en a même qui cherchent à s’en procurer en nous tourmentant et en nous faisant éprouver des traitements douloureux. À quelles bizarreries leur extravagance ne les porte-t-elle pas ? Leur imagination ardente, fougueuse et remplie d’écarts, s’éteint avec la même facilité qu’elle s’allume ; leurs désirs licencieux, sans frein, inconstants et perfides, errent d’un objet vers l’autre. Par une contradiction perpétuelle avec leurs sentiments, ils exigent que nous ne jouissions pas des privilèges qu’ils se sont arrogés, nous, dont la sensibilité est plus grande, dont l’imagination est encore plus vive et plus inflammable par la nature de notre constitution.

Ah ! les cruels qu’ils sont ! ils veulent anéantir nos facultés, tandis que notre froideur insipide ferait leur tourment et leur malheur.