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LE RIDEAU LEVÉ


quelques tours dans les jardins ; enfin nous remontâmes en voiture sur les huit heures, et nous rentrâmes en ville une heure après.

Depuis ce jour, dans les premiers temps qui le suivirent, Rose ne cessait de me presser de répéter cette scène. Je m’y prêtai d’abord ; peu après je ne me rendais que par complaisance pour elle, qui sur la fin en était seule le coryphée ; enfin elle me devint insipide, je l’aurais trouvée même à charge, si mon papa n’eût été de la partie. Cette dégradation ne lui avait point échappé ; il en fut enchanté. Mon ivresse pour Vernol, que mes yeux et mes sens avaient seuls produite, et où le cœur n’avait point de part, se dissipait tous les jours ; soustraction faite de sa figure et de sa douceur, on ne trouvait plus rien en lui ; elle s’éteignit totalement, et ne me laissa que des regrets ; je revins tout entière au penchant de mon cœur et à mon attachement, qui loin de diminuer, avait pris de nouvelles forces.

Je regardais mon père comme un homme extraordinaire, unique, un vrai philosophe au-dessus de tout, mais en même temps aimable et fait pour toucher réellement un cœur ; je l’aimais, je l’adorais. Ah ! chère Eugénie, ce sont les qualités de l’âme qui seules nous fixent, nous enchaînent indépendamment des sens, et coupent les ailes de notre inconstance naturelle. Les hommes qui