Page:Mirabeau - Le Rideau levé ou l'éducation de Laure, 1882.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
LE RIDEAU LEVÉ

— De quoi vous plaignez-vous, madame ? Je n’ai point à en rougir ; si c’était ma fille, le reproche serait fondé ; je ne m’autoriserais pas même de l’exemple de Loth ; mais il est heureux que j’aie pour elle la tendresse que vous me voyez : ce que les conventions et les lois ont établi, la nature ne l’a pas fait ; ainsi, brisons là-dessus.

Cette réponse n’est jamais sortie de ma mémoire. Le silence de ma mère me donna dès cet instant beaucoup à penser sans parvenir au but ; mais il résulta de cette discussion et de mes petites idées que je sentis la nécessité de m’attacher uniquement à lui, et je compris que je devais tout à son amitié. Cet homme, rempli de douceur, d’esprit, de connaissances et de talents, était formé pour inspirer le sentiment le plus tendre.

J’avais été favorisée de la nature : j’étais sortie des mains de l’Amour. Le portrait que je vais faire de moi, chère Eugénie, c’est d’après lui que je le trace. Combien de fois m’as-tu redit qu’il ne m’avait point flattée : douce illusion dans laquelle tu m’entraînes, et qui m’engage à répéter ce que je lui ai entendu dire souvent ! Dès mon enfance, je promettais une figure régulière et prévenante ; j’annonçais des grâces, des formes bien prises et dégagées, la taille noble et svelte ; j’avais beaucoup d’éclat et de blancheur. L’inoculation avait sauvé mes traits des accidents qu’elle prévient ordinairement ; mes yeux