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LE RIDEAU LEVÉ


la mort de ma mère ; j’en étais surprise, et je ne pus enfin me refuser de lui en parler.

— Ma fille, ton imagination se développe de bonne heure ; je puis donc dès à présent te parler avec cette vérité et cette raison que tu es capable d’entendre. Apprends donc, ma chère Laure, que dans une société dont les caractères et les humeurs sont analogues, le moment qui la divise pour toujours est celui qui déchire le cœur des individus qui la composent et qui répand la douleur sur leur existence : il n’y a point de fermeté ni de philosophie, pour une âme sensible, qui puisse faire soutenir ce malheur sans chagrin, ni de temps qui en efface le regret ; mais quand on n’a pas l’avantage de sympathiser les uns avec les autres, on ne voit plus la séparation que comme une loi despotique de la nature, à laquelle tout être vivant est soumis. Il est d’un homme sensé, dans une circonstance pareille, de supporter comme il convient cet arrêt du sort, auquel rien ne peut le soustraire, et de recevoir avec sans-froid et une tranquilité modeste, absolument dégagée d’affection et de grimaces, tout ce qui le soustrait aux chaînes pesantes qu’il portait.

N’irai-je pas trop loin, ma chère fille, si, dans l’âge où tu es, je t’en dis davantage ? Non, non, apprends de bonne heure à réfléchir et à former ton jugement, en le dégageant des entraves du préjugé dont le retour journalier