Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/143

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— J’ai faim… ma femme… j’ voudrais ben ma p’tite croûte…

Alors elle répondit, sans colère :

— T’as faim !… t’as faim… c’est un malheur, mon pauv’ vieux… et j’y peux ren… Quand on ne travaille pas… on n’a pas le droit de manger… il faut gagner le pain qu’on mange… Est-ce vrai, ça ?… Un homme qui ne travaille pas, c’est pas un homme… c’est pus ren de ren… c’est pire qu’une pierre dans un jardin… c’est pire qu’un arbre mort contre un mur…

— Mais pisque j’ peux pas… là… tu le sais ben… objecta le bonhomme… j’ voudrais ben… mais pisque j’ peux pas… pisque les jambes et les bras n’en veulent plus…

— Est-ce que je te reproche quelque chose ?… C’est-y cor de ma faute, là, voyons ?… Faut être juste en tout… Moi je suis juste… T’as travaillé, t’as mangé… Tu ne travailles plus… eh ben, tu ne manges plus… Voilà l’affaire !… Y n’y a ren à dire à ça !… C’est comme deux et deux font quatre. Est-ce que tu garderais, à l’écurie, le râtelier plein, et de l’avoine dans la mangeoire, un vieux carcan de cheval qui ne tiendrait plus sur ses jambes ?… Le garderais-tu ?…

— Non, ben sûr ! répondit loyalement le père François que cette comparaison parut accabler par son implacable justesse…