Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/144

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— Alors !… tu vois !… Faut s’ faire une raison…

Et, d’une voix gouailleuse, elle recommanda :

— Si t’as faim, mange ton poing… et garde l’autre pour demain !…

La femme allait et venait, dans la pièce très pauvre mais très propre, rangeant tout avec ordre, pour avancer son ouvrage le lendemain — car il fallait désormais qu’elle travaillât pour deux, — et, afin de ne pas perdre de temps, elle déchirait de ses dents rapides un morceau de pain bis et une pomme pas mûre qu’elle avait ramassée, sous les arbres, dans la cour…

Le bonhomme la considéra avec des yeux tristes, de tout petits yeux clignotants, qui, pour la première fois, peut-être, connurent ce que c’est qu’une larme. Il sentit passer sur lui, sur ses vieux os ankylosés, une immense et lourde détresse, car il savait que nulle discussion, nulle prière ne pourraient fléchir cette âme plus dure que le fer. Il savait aussi que cette terrible loi qu’elle lui appliquait, elle l’eût acceptée pour elle-même, sans aucune défaillance, car elle était stricte, simple et loyale comme le meurtre. Pourtant, il hasarda, sans conviction, avec une grimace sournoise des lèvres :

— J’avons quelques rentes…

Vivement, la femme se récria :