Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/212

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dissipe les songes de mort et qui couvre de bruits familiers le silence oppressant de l’infini. Des portes s’ouvrirent, des volets claquèrent sur les murs, une pie s’envola d’une touffe de troènes, les chats, bondissant dans l’herbe humide, rentrèrent de leurs chasses nocturnes. Je vis la cuisinière qui balaya le seuil de notre maison ; je vis ma mère descendre dans le jardin, étendre sur la pelouse des linges grossiers et des carrés de laine brune. De la fenêtre où je l’observais, elle était douloureusement hideuse. Sa silhouette revêche chagrinait le réveil si frais, si pur du matin ; les fleurettes du gazon s’offensaient de son sale bonnet de nuit et de sa camisole fripée. Son jupon noir, mal attaché aux hanches, clapotait sur d’infâmes savates qui traînaient dans l’herbe, pareilles à de répugnants crapauds. Elle avait une nuque méchante, un profil dur, un crâne obstiné. Rien de maternel n’avait dû jamais faire frissonner ce corps déformé. Tout d’abord sa vue m’irrita comme une tache sur une belle étoffe de soie claire. Et puis, j’eus une immense pitié d’elle, qui me fit fondre en larmes. J’aurais voulu, à force de baisers et de caresses, faire pénétrer dans ce crâne, sous ce bonnet, un peu de la clarté de ce virginal matin. Je descendis au jardin, et, courant vers ma mère, je me jetai dans ses bras :