Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 1.djvu/297

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province elle-même. Irréprochables sous le rapport des mœurs, les précieuses acquirent une très-grande considération ; elles devinrent les arbitres suprêmes du bon ton et du bon langage ; et l’une des plus célèbres d’entre elles, madame de Rambouillet, reçut du haut de la chaire catholique un solennel hommage. « Souvenez-vous, dit Fléchier, dans l’oraison funèbre de l’abbesse d’Hyères ; souvenez-vous, mes frères, de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifioit, où la vertu étoit révérée sous le nom de l’incomparable Arthénice (madame de Rambouillet), où se rendoient tant de personnages de qualité et de mérite qui composoient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. »

Attaquer la sentimentalité romanesque des précieuses, ridiculiser leur afféterie et celle des gens de lettres qui s’étaient faits leurs courtisans, c’était donc, de la part de Molière, non-seulement un acte de haute raison et de bon goût, mais encore un acte de courage, puisqu’il s’en prenait d’une part à des écrivains qui jouissaient d’une grande faveur, et de l’autre à des femmes à qui leur position sociale assurait un grand crédit. Aussi, pour atténuer ce qu’il y avait de téméraire dans sa critique, Molière eut-il soin, dans le titre de sa pièce, d’ajouter au mot précieuses l’épithète ridicules, donnant de la sorte à entendre qu’il faisait deux catégories ; qu’il acceptait, avec le public de son temps, le nom de précieuse, comme honorable pour une femme, lorsqu’il impliquait, suivant la remarque de Geoffroy, l’idée d’une noble fierté, la délicatesse du sentiment, la finesse de l’esprit, et l’instruction : mais qu’il le vouait a l’ironie et aux sarcasmes de la foule, lorsqu’il ne représentait que l’exagération de la pruderie, l’hypocrisie de la délicatesse, et la vanité du bel esprit. Cette habile distinction, qui mettait pour ainsi dire l’auteur à couvert vis-à-vis de la bonne compagnie, n’affaiblissait en rien la portée satirique de la pièce ; car en exagérant chez de simples bourgeoises l’entêtement des prétentions littéraires, les visions romanesques et la fatuité du langage, il frappait à la fois, dans ce qu’ils avaient d’affecté, les hôtels de Bouillon, de Lougueville et de Rambouillet, qui avaient donné le ton, et la bourgeoisie, qui exagérait comme toujours, en les copiant, les ridicules de la haute société.

On peut penser que Molière, en composant cette pièce, n’eut pas seulement en vue de corriger un travers de mœurs, mais aussi de protester contre les tentatives faites de toutes parts autour de lui pour énerver et affadir la langue, sous prétexte de la rendre plus correcte et plus polie. Écrivain de grand style, aux formes simples, aux mots à la fois justes et pittoresques, admirateur de Montaigne et de Rabelais, Molière sentait que la