Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 1.djvu/299

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leil un greffier solaire, une grosse rave, un phénomène potager. Ce style a reparu sur le théâtre même où Molière l’avait si bien tourné en ridicule. » Voltaire pouvait ajouter, sans exagération, qu’il s’était aussi toujours maintenu dans notre littérature ; en effet, en suivant depuis l’origine jusqu’à notre époque, à travers les modes changeantes de notre esprit national, les traditions de l’hôtel de Rambouillet, on voit ces traditions passer de Marivaux à Dorât, de Dorât à Delille, qui par son horreur du mot simple et vrai, n’est souvent qu’un précieux descriptif, et de Delille aux romantiques, dont la plupart n’ont été, à proprement parler, que des précieux werthérisés.

Quelque justes qu’aient été les critiques de Molière, elles ont cependant trouvé, de notre temps même, et parmi des hommes de goût et de talent, de très-ardents contradicteurs.

« M. Rœderer, dans son Histoire de la société polie, a beaucoup insisté, dit M. Génin, sur l’injustice prétendue de Molière, et sur les éminents services rendus au langage par la coterie de madame de Rambouillet. Cette thèse a fait fortune, par un air piquant et paradoxal. Que l’hôtel de Rambouillet ait exercé une grande influence sur la langue française, je ne prétends pas le nier ; mais que cette influence ait été salutaire, c’est ce qui est très-contestable. Pour moi, je suis d’un avis opposé. Ce n’est pas ici le lieu de discuter ce point : je me contenterai de dire en bref que les précieuses ont réformé ce que, les trois quarts du temps, elles ne comprenaient pas ; et qu’à la franche allure, à l’ampleur native de notre langue, elles ont substitué un esprit de circonspection étroite, des habitudes guindées, maniérées, en un mot, une préciosité qui est devenue son caractère essentiel, et dont il est à craindre qu’elle ne puisse jamais se débarrasser. C’est payer bien cher une douzaine de mots dont les précieuses ont enrichi le dictionnaire. Molière en écrivant s’est constamment affranchi de leur joug ; autant en a fait la Fontaine : mais qui oserait aujourd’hui écrire la langue de la Fontaine et de Molière ? Celle de Rabelais ou de Montaigne, il n’en faut point parler : ce sont trésors à jamais fermés nous sommes condamnés à les admirer de loin sans en pouvoir approcher, condamnés à écrire et à parler précieux. Molière, dans son instinct de vieux Gaulois , avait parfaitement senti la portée de cette société polie et de son œuvre. Il l’attaqua dès son premier pas dans la lice ; et lorsque la mort vint le surprendre, elle le trouva encore occupé à combattre les précieuses ou les femmes savantes. » — Nous nous rangeons complètement pour notre part à l’avis de M. Génin, et si nous avons cru devoir insister sur ces détails, c’est non-seulement à cause de l’extrême importance des Précieuses, comme morceau de critique littéraire, mais aussi parce qu’il nous semble