Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/134

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Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale[1], et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du ciel ; et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux[2], qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée[3]. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Sganarelle

Ô ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite, pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez ; il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise, et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde, ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles sont à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l’âme ; l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait penser au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la mer ; la mer est sujette aux

  1. C’est-à-dire le parti des faux dévots ; Pascal, dans les Provinciales, donne ce même sens au mot cabale.
  2. Var. Qui, sans connaissance de cause, crieront en public après eux.
  3. Molière a emprunté cette pensée de la satire de Boileau à M. l’abbé Le Vayer :

    Damne tous les humains de sa pleine puissance.

    Cette satire fut imprimée en 1664. Le Festin de Pierre ne parut qu’en 1885.

    (Aimé Martin.)