Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/77

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chante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

Don Juan

Holà ! maître sot. Vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

Sganarelle

Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde ! vous savez ce que vous faites, vous ; et, si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, le regardant en face : Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre) ; pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que…[1].

Don Juan

Paix !

  1. Sganarelle est un des valets les plus francs, les plus vrais, les plus naïvement comiques qui soient au théâtre. Il n’est pas de la race antique de ces Daves qui, transplantés sur notre scène sous les noms de Crispin et de Frontin, y étalent une nature de convention, au lieu de la nature réelle qu’ils représentaient autrefois. Il est d’une lignée naturelle et toute française : il descend de ce Cliton du Menteur, le premier valet moderne qui ait remplacé dans la comédie les esclaves anciens. Le caractère propre des valets formés sur ce modèle est un gros bon sens qui est continuellement révolté des vices et des ridicules de leurs maîtres, mais que l’amour de l’argent ou la crainte des mauvais traitements empêche le plus souvent d’éclater. C’est ce conflit entre la raison et leur intérêt, c’est cette alternative de hardiesse et de timidité, d’humeur chagrine et de complaisance forcée, qui leur donne une physionomie si vraie et si plaisante : cette physionomie est celle de Cliton avec le menteur Dorante, de Sancho avec l’extravagant don Quichotte, enfin de Sganarelle avec le scélérat don Juan.
    (Auger.)