Page:Monselet - La Franc-maçonnerie des femmes, 1861.djvu/72

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Elle avait dix-huit ans. Philippe en avait vingt-huit environ ; il était spirituel et raisonnait ses folies. Il avait été plusieurs fois riche, et chaque fois il avait jeté sa richesse par les fenêtres, comme on fait d’une poignée de pralines. Il ne comprenait pas qu’on fût opulent à demi ; il voulait l’être tout entier, et il s’avançait vers l’avenir avec assurance d’un fils de famille qui aurait une lettre de crédit illimitée sur une maison de banque.

Ses parents, qui étaient de gros marchands de Normandie, en avaient fait d’abord un auditeur au Conseil d’État, ce qui lui avait permis de se pousser dans les salons de la finance et à la cour de Louis-Philippe. Il n’en demandait pas davantage. Ses instincts, plutôt que ses goûts, l’éloignaient de l’aristocratie, dont il croyait le rôle presque terminé. Après être resté au Conseil juste le temps nécessaire pour apprendre à marcher et à s’asseoir, il prit sa volée à travers l’Europe et courut les ambassades. Grâce à de hautes protections et surtout à maintes importunités électorales, il obtint du gouvernement quelques menues missions - ou commissions - qui lui entrouvrirent la porte des cabinets diplomatiques.

À cette époque, l’opinion du monde sur Philippe Beyle pouvait se résumer par ce mot des gens qui clignent de l’œil :

— Oh ! celui-là n’est pas embarrassé de faire son chemin.

Dans ses vagabondages, il avait en effet conquis une brutale mais réelle expérience des hommes et des faits. Quant aux femmes, il avait le don de les asservir après les avoir fascinées. Ce n’était pas que, comme tout le monde, Philippe n’eût aimé, n’eût souffert, n’eût maudit ; il était trop intelligent pour n’avoir pas été victime avant de devenir bourreau ; mais il avait l’habitude de dire que son noviciat était terminé. D’ailleurs, il approchait de l’âge où, selon un philosophe du dix-huitième siècle, qui, de la vie la plus enivrante a tiré les enseignements le plus amers, il faut que le cœur se brise ou se bronze. Philippe Beyle sentait chaque jour que son cœur allait se bronzer.