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OUBLIÉS ET DÉDAIGNÉS.

IV

Vers le mois de mai 1793, le Cousin Jacques rentra à Paris, non sans avoir encore recueilli sur la route un bon nombre de certificats attestant que, dans les communes où il avait passé, il n’avait fait de mal à personne. Deux heures avant d’arriver aux barrières, ses yeux furent frappés tout à coup par un spectacle aussi joyeux qu’étrange : sur la route, une table était mise, et le choc des verres se mariait au bruit des chansons. C’étaient douze vieux poëtes, dont le plus jeune avait soixante-neuf ans ; ils avaient parié de faire un pique-nique au beau milieu du chemin. On voyait le feu de Bacchus enluminer leur physionomie ; tous étaient gueux comme des rats d’église ; tous avaient une perruque mise de travers, tous un jabot sale arrosé de tabac, tous de grandes manchettes festonnées, tous des bas troués, tous des souliers ressemelés ; en un mot, si uniformément accoutrés et si complètement pris de vin, que les passants s’écriaient à leur aspect : « Parbleu ! voilà des poëtes de Paris ! » Il fallait que les voitures se détournassent pour ne pas culbuter la table et les convives ; quelques-unes s’arrêtaient et faisaient cercle autour d’eux.

Le Cousin Jacques demeura pétrifié d’étonnement. Il fut reconnu et salué d’une rasade ; mais ce fut peine perdue que de vouloir le retenir. « Où allez-vous ? lui demanda-t-on. — Hélas ! hélas ! » répon-