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LE CHEVALIER DE LA MORLIÈRE.

rer, non pas la nourriture du corps, mais la nourriture de l’esprit, c’est-à-dire la discussion littéraire, la fréquentation intelligente, toutes choses indispensables à leur existence. Je n’avais pas de peine à persuader à ces pauvres diables de prendre parti pour mademoiselle Dangeville ou contre Lekain, surtout lorsque j’accompagnais mon discours de l’offre d’une collation. Une fois embauchés, ils faisaient merveille, car nul ne se passionne plus qu’un auteur pauvre.

J’eus de très-belles victoires comme chef de cabale ; je gagnai des parties souvent désespérées ; enfin, je devins peu à peu une puissance avec laquelle il fallut compter.

Ce n’était pas assez encore. Je sentais bouillonner en moi ce sang d’aventurier qui fait que l’on use plusieurs carrières. Excité par le milieu où je vivais, je saisis la plume et briguai à mon tour une place au bas du mont sacré. Je n’avais pas tout à fait, comme le Francaleu de la Métromanie, cinquante ans quand cela m’arriva, mais j’en comptais bien quarante-cinq. On ne s’en serait pas douté à la vivacité de mes manières, au feu de ma physionomie ; les hommes comme moi n’ont pas d’âge, tant qu’ils n’ont pas quatre-vingts ans.

Mes premiers ouvrages furent quelques romans, que je vous abandonne. Ils n’eurent pas de succès, et ils ne méritaient pas d’en avoir. C’étaient des histoires anglaises, flamandes, espagnoles, du rabâchage enfin ; j’étais allé chercher bien loin la vérité, qui était près de moi : — je ne suis pas le seul à qui cela arrive. — J’étais allé décrire des pays qui m’étaient inconnus, des mœurs que j’ignorais, tandis que là, autour de moi, il y avait un pays que je con-