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GORJY.

« Bientôt nous fûmes à table, au milieu d’une foule de gens dont la voracité paraissait insatiable, et qui, en mangeant, faisaient des contorsions si horribles que nous tremblions d’attraper quelque égratignure ou quelque coup de dent. Une nous fut pas difficile d’en deviner la cause, lorsque nous eûmes tâté de la cuisine. Il y avait une si grande quantité de sel, de poivre, de moutarde, d’épices et même d’assa-fœtida, que, dès le premier morceau, on avait la bouche en feu. Nous nous regardions, fort étonnés de ce que cela s’appelait traiter les gens en ami ; mais madame Jer’nifle ne s’en tint pas aux réflexions : elle alla trouver Tamar au milieu de ses fourneaux. « Comment, lui dit-elle, osez-vous en imposer ainsi ? On croit, d’après votre écriteau, qu’en entrant chez vous on y sera nourri, et l’on n’y trouve que de quoi se brûler les entrailles ! — Vous avez raison, lui répondit-il ; mais j’ai éprouvé que cette recette me réussissait auprès de mes pratiques, et que plus je leur mets le feu dans le corps, plus elles sont affamées de mes ragoûts et altérées de l’esprit-de-vin que je leur donne à boire, et que, par conséquent, mes bénéfices croissent à proportion. — Mais ces malheureux, reprit madame Jer’nifle, finissent par être échauffés au point d’en devenir enragés, et alors que de maux !… — Que m’importe ! répliqua froidement Tamar ; je n’en aurai pas moins fait ma fortune. » Et il se mit à retourner une casserole, dans laquelle madame Jer’nifle lui vit mettre une des drogues les plus inflammables que fournissent la pharmacie. « Fuyons ! fuyons ! nous dit-elle ; il vaudrait cent fois mieux mourir de faim que de prendre ici une seule bouchée ! » Nous ne nous le fîmes pas