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LINGUET.

« Et tout cela, non dans un passage, dans un article, dans une feuille, mais dans les volumes de ses Annales, « qui forment un corps de doctrine médité, suivi, combiné, développé dans la vue de prêcher aux souverains le despotisme, aux peuples la révolte, au genre humain la servitude ! »

Ici l’exagération atteint des proportions telles, qu’elle dispose presque à l’indulgence pour Linguet. C’est, en vérité, accorder trop d’importance à des paradoxes écrits au courant de la plume, lancés au hasard par un étourdi, dont la bonne foi d’aujourd’hui ne ressemble plus à la bonne foi d’hier. Voir un corps de doctrine inédite et suivi dans les Annales, c’est voir avec les yeux de la rancune. Linguet, soit qu’on l’envisage comme légiste ou comme économiste, est l’homme des contradictions. Aujourd’hui il vante les douceurs du régime asiatique, il atténue les cruautés des Césars, démontrant que « la fermeté, poussée par un souverain jusqu’à la rigueur, n’est jamais à charge aux peuples, et qu’il y a tout bénéfice à rouvrir les sources de l’esclavage ; » il fait voir Néron sacrifiant ses maisons et ses jardins pour loger les particuliers qui n’avaient point d’asile, faisant vendre du blé au plus bas prix ; il rappelle ce mot de Tibère à un intendant de ses finances : « Je veux bien qu’on tonde mes brebis, mais non qu’on les écorche. » Demain, changeant de langage, il écrit, à propos de Joseph II : « Sans vouer à ces malheureux qu’on appelle rois une haine aveugle et indistincte, j’ai conçu pour la royauté une horreur qui ne finira qu’avec ma vie[1]. »

  1. Voici encore une suite de paradoxes de Linguet qui n’ont pas été dépassés, même dans ces derniers temps :