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OUBLIÉS ET DEDAIGNÉS.

Linguet fut compris dans une de ces fournées. Lorsqu’on lui remit son acte d’accusation, il appela quelques-uns de ses compagnons d’infortune pour leur prouver combien les motifs de sa captivité et de sa mise en jugement étaient ridicules. « Ah ! s’écria-t-il, je me fais une fête de dévoiler la sottise et l’atrocité de mes ennemis ! Ils verront demain ce qu’on gagne à me persécuter ! »

Il se croyait encore dans la grand’chambre.

Linguet mourut comme il avait vécu, par le paradoxe. Ce fut un de ses paradoxes qui le dénonça et qui le tua. Le tribunal révolutionnaire, devant lequel il fut traduit, l’accusa d’avoir mal parlé du pain. Voici, en effet, comment Linguet s’était exprimé dans un de ses pamphlets : « Le pain, considéré comme nourriture, est une invention dangereuse et très-nuisible. Nous vivons de cette drogue dont la corruption est le premier élément, et que nous sommes obligés d’altérer par un poison, pour la rendre moins malsaine. Le pain est plus meurtrier encore cent fois par les monopoles et les abus qu’il nécessite, qu’utile par la propriété qu’il a de servir d’aliment. Le plus grand nombre des hommes n’en connaît pas l’usage, et chez ceux qui l’ont adopté, il ne produit que de pernicieux effets. C’est le luxe seul qui nécessite le pain, et il le nécessite parce qu’il n’y a point de genre de nourriture qui tienne plus les hommes dans la dépendance. L’esclavage, l’accablement d’esprit, la bassesse en tous genres dans les petits, le despotisme, la fureur effrénée des jouissances destructives, sont les compagnes inséparables de l’habitude de manger du pain et sortent des mêmes sillons où croît le blé ! »