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OUBLIÉS ET DEDAIGNÉS.

Voltaire ; loin de là. Il n’a jamais laissé passer une occasion de le tancer vertement. C’est ainsi qu’il dit quelque part, à propos de Rabelais, déprécié par l’auteur de Zadig : « Quiconque a lu Rabelais et n’y a vu qu’un bouffon, à coup sûr est un sot, s’appelât-il Voltaire. »

Mais dans ce temps-là, Mercier, qui était encore jeune et qui voulait connaître le monde, ne se faisait pas faute d’aller frapper au seuil de tous les hommes de lettres. Un jour, il prit le chemin du Marais, pour aller contempler dans sa gloire le vieux Crébillon, qui demeurait alors rue des Douze-Portes. Il frappe. Aussitôt les aboiements de quinze à vingt chiens se font entendre, ils l’environnent gueule béante et l’accompagnent jusqu’à la chambre du poëte. Mercier voit une chambre aux murailles nues, un grabat, deux tabourets et sept à huit fauteuils déchirés, dont les chiens s’emparent en grognant de concert. Au milieu, Crébillon le tragique, âgé de quatre-vingt-six ans, la tête et les jambes nues comme un athlète au repos, la poitrine découverte, fumait une pipe. Il avait de grands yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physionomie fortement caractérisée. À l’aspect de Mercier, il ôta sa pipe de la bouche en manière de salut, la remit, et, commandant silence aux chiens, il lui fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Après quoi, il se remit à fumer sans mot dire, l’œil fixe et tourné vers le plancher. Peu à peu revenu de son étonnement, Mercier lui demanda si son Cromwell serait bientôt fini.

— Je ne sais pas, répondit laconiquement Crébillon.