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OUBLIÉS ET DÉDAIGNÉS.

été voir ? Vous n’avez pas vieilli, vous, et je vous retrouve tel que je vous ai laissé, la tête toujours droite, le jarret toujours ferme. On voit bien que vous n’avez fait que prospérer. À chacun selon ses œuvres. — Ah ! mon pauvre Rameau ! il s’est passé terriblement de choses depuis que nous ne nous sommes parlé, et je peux dire que j’en ai vu de grises ou plutôt de rouges ! Je ne marche plus que sur des ruines. Bien m’en a pris de faire mon Tableau en douze volumes, car aujourd’hui le modèle est tellement effacé, qu’il ressemble au portrait décoloré d’un aïeul relégué dans un galetas. — C’est vrai, monsieur Mercier ; mais qu’avez-vous donc vu de si extraordinaire ? — Hélas ! j’ai vu la Révolution française. Vous savez que je l’avais toujours prédite. (Ici Rameau sourit un peu.) J’ai éprouvé le sort de tous les prophètes, et si je suis debout à cette heure, c’est que le hasard s’en est mêlé. — Comme moi, soupira le neveu de Rameau ; mais ne serions-nous pas mieux à une table de café ? Vous me raconterez vos misères et je vous ferai grâce des miennes. Et puis, voyez-vous, s’il faut que je vous le dise en secret, il y a un mois que je n’ai pris une bavaroise. — Ah ! Rameau ! Rameau ! je vous reconnais maintenant tout à fait. »

Quand ils furent assis dans le café : « Étiez-vous à la prise de la Bastille ? demanda Mercier. — Parbleu ! j’étais dedans, répondit le musicien ; grâce à M. de Saint-Florentin, qui m’y avait fait enfermer pour se débarrasser de mes demandes d’argent. — Eh bien, donc, reprit Mercier, vous saurez que, peu de jours après la prise de la Bastille, enflammé comme tant d’autres de l’amour du bien public, je me fis journa-