dans les bons
autheurs ces mesmes lieux que j’ay entrepris de traiter, comme je vien
de faire chez Plutarque tout presentement son discours de la force de
l’imagination : à me reconnoistre, au prix de ces gens là, si foible
et si chetif, si poisant et si endormy, je me fay pitié ou desdain
à
moy mesmes. Si me gratifie-je de cecy, que
mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs ;
et que je vais au moins de loing apres, disant que voire.
Aussi que j’ay cela, qu’un chacun n’a pas, de connoistre l’extreme
difference d’entre eux et moy. Et laisse ce neantmoins courir mes
inventions ainsi foibles et basses, comme je les ay produites, sans
en
replastrer et recoudre les defaux que cette comparaison m’y a
descouvert.
Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front
à front avec ces gens là.
Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui, parmy leurs ouvrages
de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs pour se
faire honneur, font le contraire. Car cett’infinie dissemblance de
lustres rend un visage si pasle, si terni et si laid à ce qui est
leur,
qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gaignent.
C’estoit deux contraires fantasies. Le philosophe Chrysippus mesloit
à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers
d’autres autheurs, et, en un, la Medée d’Euripides : et disoit
Apollodorus que, qui en retrancheroit ce qu’il y avoit d’estranger,
son papier demeureroit en blanc. Epicurus au rebours, en trois cens
volumes qu’il laissa, n’avoit pas semé une seule allegation
estrangiere.
Il m’advint l’autre jour de tomber sur un tel passage. J’avois
trainé languissant apres des parolles Françoises, si exangues, si
descharnées et si vuides de matiere et de sens, que ce n’estoient
voirement que paroles Françoises : au bout d’un long et ennuyeux
chemin, je vins à rencontrer une piece haute, riche et eslevée
jusques aux
nues. Si j’eusse trouvé la pente douce et la montée un peu
alongée,
cela eust esté excusable : c’estoit un precipice si droit et si
coupé
que, des six premieres paroles, je conneuz que je m’envolois en l’autre
monde. De là je descouvris la fondriere d’où je venois, si basse et
si profonde, que je n’eus onques plus le cœur de m’y ravaler. Si
j’estoffois l’un de mes discours de ces riches despouilles, il
esclaireroit par trop la bestise des autres.
Reprendre en autruy mes propres fautes ne me semble non plus
incompatible que de reprendre, comme je fay souvent, celles d’autruy en
moy. Il les faut accuser par tout et leur oster tout lieu de
franchise.
Si sçay-je bien combien audacieusement j’entreprens moy mesmes à
tous coups de m’esgaler à mes larrecins, d’aller pair à pair quand et
eux, non sans une temeraire esperance que je puisse tromper les yeux
des juges à les discerner. Mais c’est autant par le benefice de mon
application que par le benefice de mon invention et de ma force. Et
puis, je ne luitte point en gros ces vieux champions là, et corps à
corps : c’est
par reprinses, menues et legieres attaintes. Je ne m’y ahurte pas ; je
ne fay que les taster ; et ne vay point tant comme je marchande
d’aller.
Si je leur pouvoy tenir palot, je serois honneste homme, car je ne
les
entreprens que par où ils sont les plus roides. De faire ce que j’ay
descouvert d’aucuns, se couvrir des armes d’autruy, jusques à ne
montrer pas seulement le bout de ses doigts, conduire son dessein,
comme il est aysé aux sçavans en une matiere commune, sous les
inventions anciennes rappiecées par cy par là : à ceux qui les
veulent cacher et faire propres, c’est premierement injustice et
lascheté, que n’ayant rien en leur vaillant par où se produire, ils
cherchent à se presenter par une valeur estrangiere, et puis, grande
sottise, se contentant par piperie de s’acquerir l’ignorante
approbation du vulgaire, se descrier envers les gens d’entendement qui
hochent du nez nostre incrustation empruntée, desquels seuls la
louange a du poids. De ma part il n’est rien que je veuille moins
faire. Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire. Cecy
ne touche pas des centons qui se publient pour centons : et j’en ay veu
de tres-ingenieux en mon temps, entre autres un, sous le nom de
Capilupus, outre les anciens. Ce sont des esprits qui se font voir
et par ailleurs et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux
tissu de ses Politiques.
Quoy qu’il en soit,
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