Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/149

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poisante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles sans en rechercher d’autres : si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a esté donné de jouyr de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdy,

quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis) habebo,

je ne fay que trainer languissant ; et les plaisirs mesmes qui s’offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout ; il me semble que je luy desrobe sa part,

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui
Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps.

J’estois desjà si fait et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu’il me semble n’estre plus qu’à demy.

Illam meae si partem animae tulit
Maturior vis, quid moror altera,
Nec charus aequè, nec superstes
Integer ? Ille dies utramque
Duxit ruinam.

Il n’est action ou imagination où je ne le trouve à dire, comme si eut-il bien faict à moy. Car, de mesme qu’il me surpassoit d’une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il au devoir de l’amitié.