Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/161

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XX.

Ô vous maudits ſonnets, vous qui prîtes l’audace
De toucher à ma dame : oſ malins & pervers,
Des Muſes le reproche, & honte de mes vers :
Si je vous fis jamais, s’il faut que je me faſſe
Ce tort de confeſſer vous tenir de ma race,
Lors pour vous les ruiſſeaux ne furent pas ouverts
D’Apollon le doré, des muſes aux yeux verts,
Mais vous reçut naiſſants Tiſiphone en leur place
Si j’ai oncq quelque part à la poſtérité
Je veux que l’un & l’autre en ſoyt déſhérité.
Et ſi au feu vengeur des or je ne vous donne,
C’eſt pour vous diffamer, vivez, chétifs, vivez,
Vivez aux yeux de tous, de tout honneur privez :
Car c’eſt pour vous punir, qu’ores je vous pardonne.

XXI.

N’ayez plus mes amis, n’ayez plus cette envie
Que je ceſſe d’aimer, laiſſez-moi obſtiné,
Vivre & mourir ainſi, puiſqu’il eſt ordonné,
Mon amour c’eſt le fil, auquel ſe tient ma vie.
Ainſi me dit la fée, ainſi en Aeagrie
Elle fit Méléagre à l’amour deſtiné,
Et alluma ſa ſouche à l’heure qu’il fut né,
Et dit, toy, & ce feu, tenez-vous compagnie.
Elle le dit ainſi, & la fin ordonnée
Suivit après le fil de cette deſtinée.
La ſouche (ce dit-on) au feu fut conſommée,
Et dès lors (grand miracle) en un meſme moment,
On vit tout à un coup, du miſérable amant
La vie & le tiſon, s’en aller en fumée.

XXII.

Quand tes yeux conquérants étonné je regarde,