Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/165

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En l’outrageant, m’en feront la vengeance.
Ayant perdu tout l’aiſe que j’avais,
Ce ſera peu que de perdre ma voix.
S’on ſçait l’aigreur de mon triſte ſouci,
Et ſur celuy qui m’a foit cette plaie,
Il en aura, pour ſi dur cœur qu’il ait,
Quelque pitié, mais non pas de merci.

XXIX.

Ia reluyſçait la benoîte journée
Que la nature au monde te devait,
Quand des tréſors qu’elle te réſervait
Sa grande clé, te fut abandonnée.
Tu pris la grace à toy ſeule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu’elle avoit :
Tant qu’elle, fière, alors qu’elle te voit
En eſt parfois, elle-meſme étonnée.
Ta main de prendre enfin ſe contenta :
Mais la nature encor te préſenta,
Pour t’enrichir cette terre où nous ſommes.
Tu n’en pris rien : mais en toy tu t’en ris,
Te ſentant bien en avoir aſſez pris
Pour eſtre icy reine du cœur des hommes.

De la moderation.
Chap. XXX.


COmme ſi nous avions l’attouchement infect, nous corrompons par noſtre maniement les choſes qui d’elles meſmes ſont belles & bonnes. Nous pouvons ſaiſir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicyeuſe, ſi nous l’embraſſons d’un deſir trop aſpre et violant. Ceux qui diſent qu’il n’y a jamais d’exces en la vertu, d’autant que ce n’eſt plus vertu ſi l’exces y eſt, ſe jouent des parolles :