Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/166

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Insani sapiens nomen ferat, aequus iniqui
Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

C’est une subtile consideration de la philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. A ce biaiz s’accommode la voix divine : Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages. J’ay veu tel grand blesser la reputation de sa religion pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. J’aime des natures temperées et moyennes. L’immodération vers le bien mesme, si elle ne m’offense, elle m’estonne et me met en peine de la baptiser. Ny la mere de Pausanias, qui donna la premiere instruction et porta la premiere pierre à la mort de son fils, ny le dictateur Posthumius, qui feit mourir le sien que l’ardeur de jeunesse avoit poussé heureusement sur les ennemis, un peu avant son reng, ne me semble si juste comme estrange. Et n’ayme ny à conseiller ny à suivre une vertu si sauvage et si chere. L’archer qui outrepasse le blanc, faut comme celuy qui n’y arrive pas. Et les yeux me troublent à monter à coup vers une grande lumiere egalement comme à devaler à l’ombre. Calliclez, en Platon, dict l’extremité de la philosophie estre dommageable, et conseille de ne s’y enfoncer outre les bornes du profit ; que, prinse avec moderation, elle est plaisante et commode, mais qu’en fin elle rend un homme sauvage et vicieux, desdaigneux des religions et loix communes, ennemy de la conversation civile, ennemy des voluptez humaines, incapable de toute administration politique et de secourir autruy et de se secourir à soi, propre à estre impunement souffletté. Il dict vray, car, en son excès, elle esclave nostre naturelle franchise, et nous desvoye, par une importune subtilité, du beau et plain chemin que nature nous a tracé. L’amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime : la theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restraindre. Il me semble avoir leu autresfois chez sainct Thomas, en un endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffandus, cette raison parmy les autres, qu’il y a danger que l’amitié qu’on porte à une telle femme soit immoderée : car, si l’affection maritalle s’y trouve entiere et perfaite, comme elle doit, et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parantelle, il n’y a point de doubte que ce surcroist n’emporte un tel mary hors les barrieres de la raison. Les sciences qui reglent les meurs des hommes, comme la theologie et la philosophie, elles se meslent de tout. Il n’est action si privée et secrette, qui se desrobe de leur cognoissance et jurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pieces à garçonner ; à medeciner la honte le deffend. Je veux donc, de leur part, apprendre cecy aux maris, s’il s’en trouve encore qui y soient trop acharnez : c’est que les plaisirs mesmes qu’ils ont à l’acointance de leurs femmes, sont reprouvez, si la moderation n’y est observée ; et qu’il y a dequoy faillir en licence et desbordement, comme en un subjet illegitime. Ces encheriments deshontez que la chaleur premiere nous suggere en ce jeu, sont, non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers noz femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assés esveillées pour nostre besoing. Je ne m’y suis servy que de l’instruction naturelle et simple. C’est une religieuse liaison et devote que le mariage : voilà pourquoy le plaisir qu’on en tire, ce doit estre un plaisir retenu, serieux et meslé à quelque severité ; ce doit estre une volupté aucunement prudente et conscientieuse. Et, parce que sa principale fin c’est la generation, il y en a qui mettent en doubte si, lors que nous sommes sans l’esperance de ce fruict, comme