Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/198

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feinte, il est un sot. Neron, prenant congé de sa mere qu’il envoyoit noyer, sentit toutesfois l’émotion de cet adieu maternel, et en eust horreur et pitié.

On dict que la lumiere du Soleil n’est pas d’une piece continue, mais qu’il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n’en pouvons appercevoir l’entre deux :

Largus enim liquidi fons luminis, aetherius sol
Inrigat assidue coelum candore recenti,
Suppeditatque novo confestim lumine lumen ;

ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement. Artabanus surprint Xerxes, son neveu, et le tança de la soudaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesurée de ses forces au passage de Hellespont pour l’entreprinse de la Grece. Il luy print premierement un tressaillement d’aise à veoir tant de milliers d’hommes à son service, et le tesmoigna par l’allegresse et feste de son visage. Et, tout soudain, en mesme instant, sa pensée luy suggerant comme tant de vies avoient à defaillir au plus loing dans un siècle, il refroigna son front, et s’attrista jusques aux larmes. Nous avons poursuivy avec resolue volonté la vengeance d’une injure, et resenty un singulier contentement de la victoire, nous en pleurons pourtant ; ce n’est pas de cela que nous pleurons ; il n’y a rien de changé, mais nostre ame regarde la chose d’un autre œil, et se la represente par un autre visage : car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination et la passionnent pour l’heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu’il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur
Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa.
Ocius ergo animus quam res se perciet ulla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.

Et, à cette cause, voulans de toute cette suite continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu’il avoit commis d’une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frere. L’une partie de son devoir est jouée, laissons luy en jouer l’autre.