Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/199

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Chapitre 39 :
De la Solitude



LAissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l’active ; et quant à ce beau mot dequoy se couvre l’ambition et l’avarice : Que nous ne sommes pas nez pour nostre particulier, ains pour le publicq, rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu’ils se battent la conscience, si, au rebours, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plutost pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s’y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n’en vaut gueres. Respondons à l’ambition que c’est elle mesme qui nous donne goust de la solitude : car que fuit elle tant que la societé ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout : toutefois, si le mot de Bias est vray, que la pire part c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas un bon,

Rari quippe boni : numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portae, vel divitis ostia Nili,

la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, par ce qu’ils sont beaucoup ; et d’en hair beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer, ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans : estimant telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient aveq luy le danger d’une grande tourmente, et appelloient le secours des dieux : Taisez-vous, feit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy. Et, d’un plus pressant exemple, Albuquerque, Vice-Roy en l’Inde pour le Roy Emanuel de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon, pour cette seule fin, qu’en la societé de leur fortune son innocence luy servist de garant et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à sauveté. Ce n’est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d’un palais ; mais, s’il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il portera, s’il est besoing, cela ; mais, s’il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s’estre desfait des vices, s’il faut encores qu’il conteste avec ceux d’autruy. Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie. Il n’est rien si dissociable et sociable que l’homme : l’un par son vice, l’autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy qui luy reprochoit sa conversation avec les meschans, en disant que les medecins vivoient bien entre les malades, car, s’ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle et pratique des maladies. Or la fin, ce crois-je, en est tout’une, d’en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n’en cherche pas tousjours