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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/188

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auec ces discours serieux et sages. Ie suis à present en vn autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’aduertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, ie suis tombé en celuy de la seuerité : plus fascheux. Parquoy, ie me laisse à cette heure aller vn peu à la desbauche, par dessein : et employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et ieunes, où elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation : il regente à son tour et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Ie me deffens de la temperance, comme i’ay faict autresfois de la volupté : elle me tire trop arriere, et iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m’aggraue de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet vsque malis,

ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux et nubileux que i’ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des ieunesses passees :

Animus quod perdidit, oplat,
Alque in præterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere estoit ce pas ce que signifioit le double visage de lanus ? Les ans m’entrainnent s’ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n’en veux-ie déraciner l’image de la memoire.

Hoc est
Viuere bis, vita posse priore frui.

Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses, et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse et beauté du corps, qui n’est plus en eux : et rappeller en leur souuenance, la grace et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu’en ces esbats, ils attribuent l’honneur de la victoire, au ieune homme, qui aura le plus esbaudi et resioui, et plus grand nombre d’entre eux. Je merquois autresfois les iours poisans et tenebreux, comme