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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.


merce ; il faut ces paroles ailées qui, en nous élevant au-dessus de la terre, nous transportent dans ces mondes imaginaires où on oublie à plaisir les misères, les ennuis, les petitesses de la vie. Un poème en prose sera toujours une œuvre bâtarde ; l’imagination a son royaume et son langage qui n’ont rien à faire avec la réalité ; son royaume, c’est l’infini ; son langage, la poésie.

Le Temple de Gnide a tenté plus d’un poète. Du vivant même de l’auteur, un Anglais, le docteur Clansy, en traduisit le premier chant en vers latins. L’abbé Venuti, vicaire général de l’abbaye de Clérac, grand ami du président et grand versificateur, en fit une traduction italienne vers 1750[1]. Plus tard, en 1768, un M. Vespasiano en donna une nouvelle version italienne, qui fut publiée à Paris, chez Prault, l’éditeur de Montesquieu. Enfin, suivant une note de M. Ravenel[2], la bibliothèque de la ville de Paris possédait une traduction en vers italiens du même ouvrage, manuscrit autographe du traducteur Marc-Antoine Gardinali. La mollesse de la langue italienne convenait mieux à un sujet pareil que le style de Montesquieu, style précis jusqu’à la sécheresse, même quand l’auteur plaisante ou sourit.

En France, deux poètes de la fin du XVIIIe siècle, Léonard et Colardeau, entreprirent presque en même temps de mettre en vers le Temple de Gnide. Ce n’est pas une médiocre preuve de la faveur qu’avait conservée cette œuvre légère. Il y avait cinquante ans qu’on avait publié la première édition du poème et il n’avait rien perdu de sa popularité. Ceci me ramène à ce que j’ai dit plus haut. Pour se plaire aux imitations de Léonard et de Colardeau, il fallait que nos pères trouvassent dans l’original et dans la copie le sentiment de l’antiquité, telle qu’on la comprenait alors, et telle que nous la représentent les héros de théâtre dans leur costume, qui n’est ni grec ni romain, mais qui par cela même est bien du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, nous nous croyons plus habiles en donnant à Phèdre ou à Zaïre le costume du temps où vivait l’héroïne ; nous n’avons pas l’air de nous douter que le personnage ainsi affublé n’est ni celui de Racine ni celui de Voltaire, et

  1. Lettre à l’abbé Venuti, 1750.
  2. Œuvres de Montesquieu en un volume. Paris, Debure, 1834, p. 660.