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LE TEMPLE DE GNIDE.

Je dis à Camille : J’aimois le bruit du monde, et je cherche la solitude ; j’avois des vues d’ambition, et je ne désire plus que ta présence ; je voulois errer sous des climats reculés, et mon cœur n’est plus citoyen que des lieux où tu respires : tout ce qui n’est point toi s’est évanoui de devant mes yeux.

Quand Camille m’a parlé de sa tendresse, elle a encore quelque chose à me dire ; elle croit avoir oublié ce qu’elle m’a juré mille fois. Je suis si charmé de l’entendre, que je feins quelquefois de ne la pas croire, pour qu’elle touche encore mon cœur : bientôt règne entre nous ce doux silence, qui est le plus tendre langage des amants.

Quand j’ai été absent de Camille, je veux lui rendre compte de ce que j’ai pu voir ou entendre : De quoi m’entretiens-tu ? me dit-elle ; parle-moi de nos amours : ou si tu n’as rien pensé, si tu n’as rien à me dire, cruel, laisse-moi parler.

Quelquefois elle me dit en m’embrassant : Tu es triste. Il est vrai, lui dis-je : mais la tristesse des amants est délicieuse ; je sens couler mes larmes, et je ne sais pourquoi, car tu m’aimes ; je n’ai point de sujet de me plaindre, et je me plains. Ne me retire point de la langueur où je suis ; laisse-moi soupirer en même temps mes peines et mes plaisirs.

Dans les transports de l’amour, mon âme est trop agitée ; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir : au lieu qu’à présent je goûte ma tristesse même. N’essuie point mes larmes : qu’importe que je pleure, puisque je suis heureux ?

Quelquefois Camille me dit : Aime-moi. Oui, je t’aime. Mais comment m’aimes-tu ? Hélas ! lui dis-je, je t’aime comme je t’aimois : car je ne puis comparer