Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/246

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l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à desirer que la gloire de la patrie & la sienne propre. Mais une ame corrompue par le luxe a bien d’autres desirs : bientôt elle devient ennemie des loix qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhege commença à connoître, fit qu’elle en égorgea les habitans.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs desirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu’ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne[1] se vendoit cent deniers Romains ; un barril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cens ; un bon cuisinier, quatre talens ; les jeunes garçons n’avoient point de prix. Quand, par une impétuosité[2] générale, tout le monde se portoit à la volupté, que devenoit la vertu ?


CHAPITRE III.

Des loix somptuaires dans l’aristocratie.


L’ARISTOCRATIE mal constituée a ce malheur, que les nobles y ont les richesses, & que cependant ils ne doivent pas dépenser ; le luxe, contraire à l’esprit de modération, en doit être banni. Il n’y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, & des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les loix forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l’épargne, qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. On se sert de cette voie pour entretenir l’industrie : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y menent la vie du monde la plus obscure.

  1. Fragment du l. 365 de Diodore, rapporté par Const. Porph. extrait des vertus & des vices.
  2. Cùm maximus onmium impetus ad luxuriam effet, ibid.